Ou donc avais je la tête ce matin ?
Ce mardi matin, le marché du mois de mai s’est transformé en marché du mois de juin. C’est le même, vous me direz, mais avec un peu plus de soleil, de vendeurs, de clients potentiels. Est ce à ces petites différences entre ces deux marchés que je pensais tout en marchant ? Je ne le sais. Toujours est il que ce matin, mon esprit errait bien loin du marché.
Machinalement, mes jambes se rendirent devant l’étal d’un boucher. « Mettez moi deux petits steaks, s’il vous plait ». Heureusement, la moitié de cerveau présente, quand même, fut suffisante pour payer le boucher, qui m’échangea mon billet contre un paquet. Malheur à moi ! Grossière erreur ! « Ou donc avais tu la tête Val, en allant en viande te ravitailler ? ». Ce n’était pas de steak de bœuf, que j’avais acheté. C’était devant une chevaline que mes jambes s’étaient arrêtées. Du cheval, je n’en ai jamais mangé. Par conviction, par dégoût, je ne souhaite toujours pas y goûter. Retourner rendre les steaks et se faire rembourser ? Oh, non, bien sur que non, c’est très grossier, et culotté, et mal élevé…
Ces steaks frais, je vais quand même pas les jeter. C’est pas grave, j’ai une idée. Je vais demander à Cédric si il les veut. Cédric, c’est le jeune mendiant qui est chaque mardi (et peut être les autres jours aussi) assis prés la banque, sur le marché. Il a mon age, je pense, je lui donnerai tout au plus vingt cinq ans. Il se met toujours à la même place, on a pas de mal à le trouver. Il est assis sur les quelques marches d’une maison abandonnée. Il n’est pas tout seul, Cédric. Il a deux chiens que Gaby adore caresser. Cédric, c’est devenu le passage obligé. A chaque marché, nous nous arrêtons devant son « stand » pour caresser les deux toutous vagabonds et leur déposer à tous trois la poignée de centimes encombrants mise de coté la semaine passée. C’est devenu un vrai rituel, que j’aime entretenir. Les petites pièces ne représentent jamais des fortunes, mais je me dis que ça peut dépanner. Gaby se prête volontiers à ce qu’il prend pour un jeu. Déjà en se garant non loin du marché, Gaby pense aux petits sous et aux chiens à câliner. Récemment, dans une autre ville, je fut même surprise de l’entendre me réclamer des petits sousous pour mettre dans le chapeau d’un autre SDF. Je ne vous cache pas ma fierté. Je n’avais rien prévu. Qu’importe, j’ai donné !
J’arrive donc devant Cédric avec mes deux steak et ma poignée de centimes à partager. Au fait, j’ai oublié de préciser : Cédric ne s’appelle pas Cédric. C’est le prénom que j’ai décidé de lui donner. Son prénom, j’ai toujours trouvé déplacé de le lui demander. J’ai choisi Cédric car il me rappelle un autre jeune prés de Bellême. Même fringues façon camouflage, même petit bouc, même look décalé… Le vrai Cédric vivait dans un squat, non avec des chiens, mais avec un rat apprivoisé. Il s’était échappé d’un foyer. Peut être que ce Cédric la à la même histoire, qui sait ?
Je demanderai tout d’abord à Cédric si il mange du cheval. Peut être qu’il est comme moi, et qu’il en mange pas, peut être même qu’il aime pas ça. C’est pas parce qu’on fait la manche qu’on est obligé de tout prendre, de tout aimer, de tout récupérer. Faut jamais oublier ses convictions, ni qui on est. Si il aime pas, je lui demanderai quand même si ses chiens apprécieraient. De toute façon c’est ça ou les jeter.
Cédric en a voulu. Le cheval, il aime ça. Par contre il a un soucis, il est embêté, je le vois. « Ou avais je la tête, encore une fois ? » Les steaks sont crus, ça va de soi. Je n’y avais pas pensé. Ce matin, je suis vraiment ailleurs, au fin fond mes pensées. Mince. Les faire cuire ? Je l’aurai fait volontiers, mais j’habite a vingt kilomètres. « Aller, Valérie, secoue toi ». Je lui propose cette éventualité. Cédric refuse, il ne veut pas abuser. Il prendra les steaks et se débrouillera. Il trouvera bien un moyen, m’a t’il dit, il improvisera.
Ou avais je donc la tête ce matin ? Le cheval, finalement, je n’ai pas regretté de l’avoir acheté. Cédric, sans ma connerie, je n’aurai eu que quelque centimes à lui donner. Mais comment ne pas avoir pensé que de la viande crue n’était pas le must de l’ingéniosité ? J’espère que pour manger ses steaks il ne va pas galérer.
Sur le chemin du retour, j’avais encore la tête ailleurs. D’habitude, après un bon marché, après avoir mes quelques pièces de monnaie déposées, c’est la conscience tranquille que je rentre manger. Les vingt kilomètres parcourus ont fait entrer à loisirs de bizarres pensées dans ma caboche troublées. Je vous en livre quelques extraits :
« Mais si Cédric ne peut pas faire réchauffer, que ne peut il pas donc faire, d’autre ? A quoi bon lui donner des steaks si c’est pour qu’il perde sa journée à trouver un endroit ou les cuisiner ? A quoi bon lui apporter du savon si il galère pour se laver ? Et des livres et des cahiers ? Quelqu’un lui en a t’il déjà proposé ? Est ce que ça lui manque ? Non, Valérie, Cédric, il a certainement d’autres priorités » …
Valérie, ce midi, en mangeant son steak de bœuf cuit, ne l’a pas apprécié. Elle pensait encore à cette maudite culpabilité. Valérie, alors qu’ elle écrit ce billet, elle l’a encore, cette culpabilité. Il faudra bien plus qu’un billet pour l’évacuer. Même le temps ne pourra pas la chasser. Valérie a quand même réfléchi. Une fois n’est pas coutume, elle se rendra au même marché ce vendredi. Elle demandera à Cédric de quoi il a réellement besoin, ou envie…
Je peux vous imaginer, vous, les quelques fidèles de mon blog, penser en lisant ce billet que Val entretient sa bonne conscience de jeune femme qui s’estime quelque peu privilégiée… Les plus naïfs se diront peut être même que Val a la bonté d’aider son prochain sans rien attendre en retour. Moi je pense que tous vous vous trompez.
Val rend comme elle peut ce qui lui a été donné.
Petite, l’argent a beaucoup manqué au sain de mon propre foyer. La chance aussi, je pense… Malgré tout, je n’ai jamais eu l’impression de vraiment manquer. Toute misère est relative, dans les yeux d’un enfant ? Sûrement. Avec le recul des années, pourtant, je réalise que la misère dans laquelle nous nous trouvions était bien réelle. Je n’en ai que très peu souffert, pourtant. Pourquoi ? Tout simplement parce que j’ai été aidée. J’ai bien plus de fois côtoyé la solidarité que l’indifférence.
Je revois les litres de lait et les quelques œufs déposés devant notre porte par un voisin généreux . Je revois la camionnette des restos du cœurs (si, si) venir nous apporter les provisions impossibles à acheter. Je repense souvent à ses factures de cantines du collège qui étaient payées par le prêtre de mon village normand. Je pense souvent encore à un professeur de philosophie, très âgé et retraité depuis des années me prêter un nombre impressionnant des livres. Je garde en mémoire à jamais la bienveillance de mes grands parents, bousculant leurs vie au ralenti de retraités pour faire de la place à la jeune adolescente orpheline, et lui éviter le foyer. Je vois encore des billets passer des mains de mes tontons et cousins adorés aux miennes. Ces billets, au fil des années, ont été par mon papy économes soigneusement épargnés. J’ai pu passer mon permis sans débourser. J’ai même payé une partie de ma première auto, mon bien aimé m’a payé l’autre moitié. Je me rappelle que mes études supérieures ont été en partie financée par mon bien aimé, déjà salarié, et de huit ans mon aimé.
Si à ce dernier je peux lui rendre chaque jour toute sa bonté et son amour, je ne pourrai jamais rendre tout ce qui m’a été donné. Certains donateurs sont décédés, d’autres noms ont étés oubliés, d’autres encore ne me demandent que des nouvelles et des photos de mes enfants en retour à leur générosité passée…
Val, qui a réussi a étudier, qui a rencontré le mari parfait, Val pour qui le destin a tourné, fait un point d’honneur à ne rien oublier. Dans la limité de ses possibilités, elle tente, au jour le jour, de rendre aux autre ce que d’autres lui ont donné. Chaque fois que j’estime ne pas en avoir fait assez, se pointe cette saloperie de culpabilité…
A la rentrée prochaine, je choisirai avec soin une association à aider. En début d’année prochaine, la grande maison que mon bien aimé généreux est en train de réparer, je me dis qu’elle pourrait être un peu partagée…Val demandera un agrément pour accueillir chez elle un enfant placé. Val vote à gauche sans hésiter…
Mais y’a rien à faire, elle est toujours la, quoi que je fasse, cette maudite culpabilité !
Je me suis emportée. L’objet du billet s’est fait dépasser par mon esprit étourdi, qui aujourd’hui n’a aucune volonté ! Tant pis, je poste, rien ne sera changé. Si je le regrette, tant mieux, ce nouveau sentiment de regret remplacera peut être ma stupide culpabilité.