Le mari (5)
Mathilde désirait connaître certains détails sur ma vie amoureuse. Et j’étais ahurie de son ignorance. Il me semblait que chacun pouvait deviner la vie sexuelle et amoureuse de l’autre, au moins dans les grandes lignes. N’étions-nous pas tous à peu près semblables?
Elle, non. Elle était mariée. Elle s’était liée à un homme à vie. Et ne connaissait rien d’autre que son corps à lui, que ses preuves d’amour à lui. Et je songeai à cette immense restriction. Je la comparai mentalement au fait de partir en vacances toute sa vie au même endroit, de conduire toujours la même voiture, de ne manger que des plats Italiens... à vie et simplement parce que l’on aurait signé un contrat, à un moment où l’on en avait éprouvé du plaisir. Cette idée me fit froid dans le dos. Pourtant, il s’agissait bien de cela.
Ainsi, Mathilde me demandai timidement comment était ma vie amoureuse. Elle était si classique qu’il me semblait que la raconter n’en valait pas la peine. En général, l’amour me tombait dessus à l’improviste. Je rencontrais un homme que j’admirais. Selon mes propres critères. Je me faisais un défi de le séduire, redoublant d’efforts, me donnant de la stimulation intellectuelle par la même occasion. Et, lorsque j’étais parvenue à le posséder un peu, nous épuisions notre amour. Nous le dévorions jusqu’à l’os. Nous le consumions jusqu’à la dernière brindille. Enfin, par manque de bois, le feu s’éteignait, à plus ou moins brève échéance. Et je passais à autre chose.
L’amour, c’est comme découvrir un auteur qui nous était jusque là inconnu et apprécier le premier roman. L’envie d’en lire un second se fait logiquement sentir. Si le second livre nous captive, alors on lit toute son œuvre, on boit ses mots, on se fascine, jusqu’à la presque inévitable déception. Voilà comment je considérais l’amour. Et ça me paraissait la seule manière saine de l’aborder.
Les yeux de Mathilde brillaient d’envie. Pourtant, c’était d’elle-même qu’elle avait signé un contrat l’engageant à lire le même auteur toute sa vie, qu’il continue de se dépasser ou qu’il tombe dans la médiocrité. Personne ne l’avait forcée à ce choix stupide!
Que représentait donc l’amour, pour elle? Je le lui demandai.
L’amour était pour elle le don de soi. C’était une fidélité de corps consentie. Comment, à notre époque, pouvait-on encore désirer être la propriété d’un autre individu, parfois inférieur ? Comment renoncer aux plaisirs de vivre une histoire le temps d’une fascination ?
Mathilde semblait résignée, et peu heureuse. Elle bredouillait maladroitement quelques mots sur l’engagement, la promesse... des lieux communs oubliés, dépassés, que l’on trouve dans les romans anciens.
Si je jugeai Mathilde intérieurement, je ne le laissais pas paraître. Ainsi, un climat de confiance s’établit. Je lui posai des questions sur ses sentiments envers son mari. Elle l’aimait, disait-elle. Et elle y mettait une conviction si grande qu’elle paraissait vouloir se convaincre elle-même.
Quelque chose m’interrogeait. Comment pouvait-on désirer le même homme avec la même ardeur une vie durant?
Je voulu lui poser, mais Mathilde m’interrompit: il était déjà tard. Son mari s’inquiéterait. Et elle devait se lever pour les enfants le lendemain matin.
Nous nous quittâmes sans que j’éprouve le besoin de l’inviter à nouveau. Cette sorte de loyauté stupide qu’elle avait envers un homme qu’elle ne m’avait pas décrit comme digne d’un tel don de soi m’éreintait.