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17 octobre 2019

Jours de travail (John Steinbeck)

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Il s’agit du journal d’écriture des « Raisins de la colère », tenu entre février 1938 et janvier 1941.  L’écriture (la rédaction ) du roman débute le 31 mai 1938. 

Le prélude, rédigé en février 1938, est très appétissant. Steinbeck exprime sa peur de n’être qu’une imposture. Son succès grandissant, dû à « des souris et des hommes »  l’effraie. Il a le sentiment « d’avoir camouflé quelque chose ». Au surplus -j’ai fait le parallèle avec Martin Eden- Steinbeck remarque que son entourage a changé. Les gens qu’il aimait ne sont plus naturels depuis sa gloire. Et cela l’écœure. Et surtout, il doute d’être capable d’écrire à nouveau un livre au moins aussi grand. C’est sa grande peur. 

Tout cela donne envie de lire ce journal, de creuser sa personne, d’apprendre de lui. 

Steinbeck tient ce journal quotidiennement. On y suit la progression de l’écriture du roman. Presque page à page. Son plan, terminé en amont, semble très précis, détaillé et bien défini. 

Le rapport de Steinbeck au temps est omniprésent dans son journal. Le temps lui manque, lui échappe. Les visites, le quotidien l’importunent. Aussi, il se rajoute des temps  « optionnels » le samedi, alors qu’il s’était engagé à écrire du lundi au vendredi seulement, afin de rattraper le temps qu’il estime perdu, et pour maintenir un certain rythme (une vitesse) d’écriture. Ça va parfois jusqu’au comptage de mots par semaine, par jour (2000 mots), pour tenir une certaine cadence. Tout ce qui doit être écrit est planifié (il a ainsi, certains jours, une page d’avance). Tout manquement est une défaillance, tout retard est grave. 

Il est obsédé par le temps, qui lui file entre les doigts, qu’il ne peut rattraper. Ce temps manquant ou perdu va jusqu’à le rendre malade. Steinbeck ne travaille que dans une certaine urgence, avec une nervosité incroyable, « vite et à fond », qui l’oblige à écrire chaque jour, à ne perdre aucun temps. Ne pas tenir la cadence est pour lui une énorme souffrance. 

Mais le quotidien interfère, les visites le dérangent, l’exaspèrent. Le roman est son obsession. Le bruit est très incommodant pour lui, suprêmement (la machine à laver, des coups de marteau du voisin). Steinbeck parle de son désir de « disparaître », c’est à dire quitter le monde, de s’isoler tout à fait. Pour ne se consacrer qu’à l’écriture de son œuvre.

Steinbeck commence le travail en général le matin, et travaille une bonne partie de la journée (journal ouvert autour de 11h en général, juste avant de se mettre au travail). Tout ce qui doit être écrit dans la journée  est planifié (lorsqu’il a, certains jours, une page d’avance, il s’en réjouit). 

Le pression qu’il se met pour écrire ce roman est énorme  (« il faut que ce soit un bon livre. Il doit l’être tout simplement. Je n’ai pas le choix. Il faut que ce soit, de loin, le meilleur truc que j’aie jamais tenté »). Tout manquement est pour lui une faiblesse. Souvent, il s’exaspère de ses répétitions, de ses failles d’écriture. Steinbeck est effrayé à l’idée de ne pas réussir. Ce roman doit être son œuvre majeure. Ils paraît  vouloir se prouver qu’il peut écrire un grand roman. Jusqu’à la fatigue nerveuse et physique. Et, parfois le doute s’insinue, en des affirmations rudes : « ce n’est pas le grand livre que j’avais espéré qu’il serait. Ce n’est qu’un livre ordinaire ». La peur de ne pas y arriver, de ne pas parvenir à faire de ce roman son œuvre majeure, est le leitmotiv du journal. 

Pourtant, Steinbeck est consciencieux et méthodique. Il fait preuve d’une volonté de fer, et est peu complaisant envers lui-même (« ma tendance à la paresse »). Steinbeck s’estime faible, vacillant, misérable et paresseux. Ainsi, le mot « discipline » revient souvent. Il s’énerve de ses « insuffisances ». 

Steinbeck lutte contre ce livre, qui est pourtant son œuvre, plus qu’il ne l’aime. Il bataille, il se débat, il s’y épuise. Et l’on comprend que l’écriture d’un grand roman n’est que souffrance et travail acharné, une marche de longue haleine, emplie de contraintes et de difficultés. 

Il a le soucis du détail. Il se veut lent et précis quand il est question de descriptions. Il a une volonté de justesse, de réalisme, de rigueur dans ce qu’il décrit. Il est méticuleux dans son écriture, et s’oblige à avancer lentement lorsqu’il sent que ce qu’il s’apprête à écrire sera périlleux. 

J’ai noté, de manière plus anecdotique, son rapport à la musique, seule distraction qui semble lui manquer quand il travaille au livre: écouter de la musique. Steinbeck entretient aussi une passion pour l’alcool (uniquement le week-end, jours où il n’écrit pas), tout en étant parfaitement conscient qu’elle nuit à son travail. 

Je note également l’importance de sa femme Carol, dans l’ombre, qui s’occupe de la maintenance, fait front seule contre l’extérieur, afin de laisser l’auteur travailler en paix. Carol est son bouclier contre le quotidien, et elle le soutient également dans son œuvre: c’est elle qui tape le manuscrit à la machine, et trouve le titre « les raisins de la colère ». Et ce n’est pas négligeable, à mon avis. Il me semble que si, dans un couple, l’un des deux est en mesure de produire une œuvre élevée, l’autre doit se faire le rempart contre ce qui pourrait nuire à sa création. 

Steinbeck termine son roman le 26 octobre 1938 précisément. Il l’a donc rédigé en cinq mois seulement, à raison de plusieurs heures par jours, cinq jours sur sept. 

Le journal reprend ensuite le 16 octobre 1939, un an après le point final. Steinbeck a été malade d’une jambe infectée et n’a pas écrit durant toute une année. 

Un an après avoir terminé le roman, il a de l’argent. Son travail se vend bien et il écrit :  «  aujourd’hui la demande est si forte que tout ce qui porte mon nom s’arrache. Et c’est la pire chose qui soit! ». Le film « Des souris et des Hommes » se prépare. Et l’auteur affirme que son envie de mourir est accrue, et exprime d’ailleurs des prémonitions de sa propre mort, étrangement. Steinbeck ne redoute pas la mort. Pour lui, son œuvre majeure est terminée: qu’importe qu’il reste en vie ou non. 

Il nomme à présent son écriture dans ce journal un « verbiage creux ». Il cherche à écrire de nouveau, mais est très déprimé, vide, effondré. Comme si le fait de ne plus avoir l’œuvre suprême à écrire laissait sa vie sans le moindre sens. Tout ce qui est écrit dans le journal après qu’il ait terminé le roman est d’ailleurs moins bon et dénué d’intérêt . C’est une suite d’événements sans importance réelle et de plaintes sur son état. Des récits de journées oisives, d’abus d’alcool, et un certain accablement et de nombreux doutes. Il voyage également (« Dans la mer de Cortez »). 

Il reprend enfin le travail en juillet 1940, et écrit une pièce de Théâtre, semble-t-il, (« inconséquente »), mais n’est plus du tout dans la frénésie et l’impératif d’écriture. Ce ramollissement ne le surprend pas: Steinbeck suggère que c’est son état habituel entre deux livres, de manière cyclique. L’absence de travail le rend triste et fatigué. 

Il y a aussi que Steinbeck est amoureux. D’une autre femme que la sienne, à qui il écrit des poèmes entre deux séances de travail. Et cet amour semble l’accaparer quasi entièrement et lui causer des conflits intérieurs. Ainsi, il se demande si l’amour doit primer sur le remord (en songeant à son épouse). Il éprouve un mélange de tendresse mêlée de pitié à l’égard de Carol, ce qui le préoccupe beaucoup. (Steinbeck divorcera de Carol deux ans plus tard pour épouser sa maîtresse Gwyn.)

Le journal s’achève le 30 janvier 1941, qui est le troisième jour d’écriture de « Dans la mer de Cortez ». Un nouveau cycle commence, avec les mêmes mots, quasiment: « Ce livre doit être écrit. Il devrait être bon ». Ainsi, la première et la dernière entrée se ressemblent, comme si chaque nouveau livre commencé était une renaissance. 

Ce livre est un trésor. Comment l’auteur a-t-il construit son œuvre? À quel rythme? À quoi pensait-il tandis qu’il l’écrivait? On a tout. C’est une mine d’or pour les gens comme moi. J’éprouve toujours une certaine frustration à ne pas savoir (comprendre) comment un grand écrivain a écrit. Cela me donnerait envie d’exiger cette « annexe » à chaque fois que je lis un excellent roman. On entre aussi dans l’intimité de l’écrivain, truffé de doutes et de réflexions sur son travail. Cela laisse l’impression d’assister à un accouchement, à tel point que j’ai ressenti comme un interdit, un voyeurisme presque, pas malsain mais délicieux, à lire ce journal. 

C’est bon. C’est très bon. Parce que c’est l’homme qui est admirable. Parce que c’est le journal d’un travailleur acharné, obsédé par son œuvre. 

Et c’était très bien pour moi de lire ce journal seulement deux mois environ après lecture du roman : tout est frais. Je me souviens de chaque détail dont il raconte la difficulté de description et de chaque scène ou chapitre qui lui pose problème. 

 

Extrait choisi: 

« Maintenant, au travail. Les week-ends, j’ai toujours le sentiment de perdre mon temps. Et je suis terrifié à l’idée que, à cause d’une maladie ou de je ne sais quoi, le travail puisse s’arrêter. Une fois que la première version sera terminée, tout ira bien parce que quelqu’un pourra la lire, même si j’ai disparu du tableau. Mais je dois finir cette première version tout simplement. Dois éviter toute influence extérieure. Dois durcir ma position à l’égard de tant de choses à présent. Une fois que ce sera terminé, je pourrai prendre du repos, j’espère. Mais je n’ai pas vraiment beaucoup travaillé depuis deux ans- pour moi, je veux dire. Selon le décompte des mots, plus que la plupart, mais pas pour moi. Une fois que ce livre sera fini, je ne me soucierai plus de savoir dans combien de temps je mourrai, parce que mon œuvre majeure sera terminée. Aujourd’hui se présente l’enterrement dans la nuit de Grand-père. Ce sera le travail de la journée entière. Et cela achève toute une partie du livre. Il faut que ce soit bon, plein d’ampleur et d’accomplissement. Et ce sentiment doit y figurer. Doit. J’ai l’impression d’employer le mot « doit » plus que n’importe quel autre. C’est un bon mot en tous cas; je n’ai rien contre. Le force du cérémonial populaire. 

Bien. C’est fait et Grand-père est seulement à moitié enterré. 

Demain est. » 

 
À venir: 

L’écume des jours, Boris Vian

La fenêtre panoramique, Richard Yates 

La fortune des Norsmith, Henry War 

(Ordre non défini).

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Commentaires
P
J'aime, moi aussi, beaucoup ton billet. Tu trouves le ton pour qu'on ressente l'effort, le travail, (tu utilises le mot accouchement et bien sûr on se souvient que "travail" est synonyme du mot), celui de l'auteur et le tien. Les lecteurs de ton blog, eux aussi ont leur mine d'or, les pépites, c'est toi qui les sèmes pour eux.<br /> <br /> Chance, tu as vu, la sortie en français de ce journal qui coïncide justement avec ta lecture.
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B
Compte rendu d'un livre que je ne lirai jamais, et je n'avais jamais lu ni un « que sais-je ? » ni un « profil »…
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H
Parfait article critique. N'écris plus autrement. Je parle sans plaisanter.
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