Sommes-nous ce que nous faisons ?
J’ai lu un échange de commentaires récemment sur un blog, où était discutée la similitude entre le faire et l’être.
Nos actes sont-ils toujours conformes à nos êtres profonds, c’est à dire à ce que nous sommes réellement? La concordance entre nos pensées et nos agissements est-elle automatique?
Peut-on se repentir d’un acte sans se repentir de ce que l’on est?
Il est tout à fait noble de vouloir « L’unicité de soi », c’est à dire de se vouloir intègre au point de n’agir que conformément à ses opinions et à sa pensée. Il s’agirait là d’une intégrité absolue et supérieure. Chaque geste, chaque mot prononcé, chaque décision serait une cohérence, si elle était toujours une prolongation de nous-mêmes. J’y vois là comme une supériorité indiscutable, comme une incorruptibilité sans faille, admirable et sublime.
Mais est-ce possible ? Agit-on parfois sans être soi?
Évidemment oui. Toute vie sociale nous empêche assez d’agir conformément à ce que nous sommes intrinsèquement. Imaginer agir toujours en gardant sa ligne de conduite, sans faillir, sans dévier, en ne se conformant qu’à sa conviction profonde, sans jamais le moindre compromis, revient à concevoir mentalement sa perte. À moins de n’avoir que des convictions communes, de n’avoir pas réfléchi de manière individuelle, c’est à dire à moins de n’être personne ou d’être comme tout le monde, ce qui revient à peu près au même.
La première raison qui nous pousse à ne pas agir conformément à soi, c’est le tout petit compromis consenti et qui n’a pas tant d’importance. Devant l’impossibilité d’agir comme on le voudrait, on se figure que la perte n’est pas si grande, qu’au fond on ne tenait pas tant à cette idée, que nous compromettre un tout petit peu ne nous coute pas tant. Et voilà comment le petit arrangement est conclu. D’ailleurs, c’est vrai que ces petits compromis quotidiens de confort ne nous coûtent pas tant. Du moins, l’inverse est d’autant plus vrai: on sait que ne point céder sur des détails sans trop d’importance nous causerait un préjudice plus grand que l’effort de nous travestir un peu en façade.
Si je puis évoquer le cas extrême d’un divorce, il y a aussi toutes ces petites conséquences relationnelles fâcheuses que l’on anticipe d’ailleurs parfaitement, et qui constituent les raisons pour lesquelles on « concède » pour « faire plaisir », terme officiel de ce qui ressemble plus à une concession qu’à une générosité. La vérité c’est qu’on ne tient pas tant, ainsi, à faire plaisir par acte de bonté, mais plutôt à ne pas trop déplaire afin de s’éviter reproches et ennuis. Ce qui nous embarrasse surtout, c’est de passer pour un individu méprisable et égoïste. Ainsi, on accepte des invitations tout à fait contraires à ce que l’on avait désiré, ou l’on rend un service sans l’avoir vraiment voulu. Et cela constitue la première raison pour laquelle on ne peut s’être tout à fait fidèle. On consent. Pas par pure morale, ni par culpabilité, mais afin de n’être pas trop emmerdé.
Par exemple, certaines personnes, lorsqu’elles me font la bise, me posent une main sur l’épaule, ou les deux. Et je me laisse faire alors que c’est en inadéquation avec ce que je suis. Détestant être touchée, même furtivement, par un individu qui ne m’est pas proche ou que je n’ai pas élu, je devrais logiquement lui interdire ce contact. Je ne le fais pas parce que l’effort d’expliquer, et l’anticipation de sa réaction me coûteraient sans doute plus que ce contact bref. Néanmoins, je garde en tête que je ne suis pas moi lorsque je me laisse ainsi toucher.
Ensuite, viennent tous les automatismes et usages. La majorité de nos actes reste dictée par des habitudes et des réflexes que nous ne remettons pas en question. Peut-être à tort. Nous les faisons sans les interroger, sans nous demander si notre pensée seule, sans influence extérieure, opèrerait autrement. Ainsi, embrasser quelqu’un pour qui l’on n’éprouve aucune sympathie, ou serrer la main d’un inconnu, tient de l’usage et de l’automatisme. Sans parler des bêtes formules de politesse, qui mentent et qui sont pourtant l’apparence d’une bonne éducation ou d’un bon fond. Bien souvent, si je m’écoutais, je ne ferais pas. Mais combien de vexations, combien de sensibilités je toucherais, combien de gens je me mettrais à dos, et combien me trouveraient anormale, ou dotée d’un trop fort esprit de contradiction? Le jeu n’en vaut pas la chandelle, voilà ce que je pense. Et donc je fais, même si cela n’est pas en adéquation avec ma pensée ou mon être intime.
Même lorsque nous nous démarquons par la pensée ou par une personnalité un peu en marge, nous gardons un certain souci de conformité pour ne pas heurter trop l’autre, pour ne pas paraître différent « par principe » et passer trop pour un original qui le fait exprès. Voilà pourquoi je fête Noël par exemple, pourquoi je vis comme mon prochain, du moins en apparence. On fait au quotidien ce qui nous est dicté par l’usage, quand on pense que faire autrement, même si cet autrement nous correspondrait mieux, choquerait le commun.
Ensuite, viennent également les obligations légales. La loi nous empêche cette harmonie volonté/acte. J’aimerais, moi, parfois, dépasser allègrement les limitations de vitesse au volant de ma voiture. Je trouve cela plutôt grisant, et certains jours, j’aurais envie de rouler très vite. Je ne le fais pas. Non pas que je crains pour ma vie ou que j’estime qu’il est de mon devoir moral de veiller à celle des autres, mais simplement parce que je ne veux pas risquer une amende et un retrait de permis. Et je vous entends: je serais irresponsable et égoïste alors, de rouler si vite et de risquer la vie des autres. Seulement, notre volonté de ne pas tuer sur la route se conforme simplement et bêtement à la loi. Imaginez que demain, on vous autorise à rouler à 100km/h sur les routes secondaires. Continueriez-vous à rouler à 80km/h au prétexte de préserver la vie d’autrui? Non, vous vous conformeriez à la loi, et comme des enfants naïfs et irresponsables vous songeriez que si la loi dit 100km/h, c’est que l’on ne se met pas en danger à cette vitesse. Si la loi le dit, c’est qu’on peut le faire sans risque, voilà ce que vous penseriez. Et surtout, on ne pourrait rien vous reprocher en cas d’accident puisque vous avez respecté la loi. Voilà l’unique raison qui pousse une majorité d’automobilistes à respecter le code de la route: la loi et uniquement elle. Car, si l’on veut « à tous prix » préserver sa vie et celle des autres au volant, on ne conduit pas du tout.
La loi nous empêche donc d’agir conformément à nos idées et à ce que nous sommes. Et encore, je n’ai pas évoqué les envies et pensées meurtrières. Je n’en n’ai pas, mais je peux parfaitement entendre ce qui amène à la volonté de nuire ou de tuer.
Enfin, des raisons financières évidentes nous obligent à agir contrairement à ce que nous sommes. Je parle bien entendu du temps de travail. Le travail n’est ni plus ni moins qu’une location de son corps et de son esprit: on se met à disposition en échange d’un salaire. Nos mains et notre cerveau ne nous appartiennent plus - du moins en totalité - sur le temps de travail. Notre profession, quelle qu’elle soit, nous oblige par définition à faire des choses tout à fait en dehors de nous-mêmes et parfois contraires à nos idées et à nos pensées. S’y refuser obstinément, se doter d’une intégrité sans compromis, chose pourtant noble, revient à risquer le licenciement.
Il est donc évident que la majorité de nos actes ne reflète nullement ce que nous sommes. Nous devons nous soustraire aux usages, aux conventions, aux obligations et aux lois. Nous sommes plus ou moins enfermés dans un monde qui ne tolère pas l’individualité.
Ainsi, agir toujours selon ses idées équivaudrait à une lutte permanente, à un combat seul contre le reste de l’humanité. À vivre également dans le plus grand dénuement et probablement même en prison.
Au fond, les occasions d’agir conformément à notre être intime et profond sont rarissimes. À partir du moment où nous sommes « intégrés » dans la société, c’est à dire où nous avons un emploi, une famille et des relations, nous évoluons dans un gigantesque théâtre où nombre de nos actes ne nous sont dictés que par des usages, des mœurs, et des lois. Et, à moins de vivre en ermite, tout à fait solitaire, sans attache aucune, et sans volonté ne serait-ce que de gagner sa vie ou d’être intégré à minima, il nous est parfaitement impossible d’être tout à fait et profondément intègres et d’agir conformément à ce que nous sommes intimement.
Néanmoins, l’écrit permet de compenser tous ces simulacres. Pour peu que l’on désire écrire conformément à notre pensée. L’écrit est une façon merveilleuse de se retrouver, en quelque sorte, et d’agir en toute conformité avec soi-même. Si nous ne sommes pas ce que nous faisons, du moins nous sommes ce que nous écrivons. Et nous écrivons ce que nous sommes.
S’il est impossible ou presque de vivre en société tout en agissant uniquement par conviction profonde, je pense qu’il faudrait y tendre au maximum malgré tout, comme un but que l’on sait non atteignable mais que l’on devrait s’efforcer de frôler toujours. Pour se montrer sa propre valeur et continuer à s’estimer.
Il faudrait également ne jamais se renier à un point que l’on juge intolérable, c’est à dire jusqu’à en perdre l’essence de soi-même et toute individualité au profit d’autre chose. Par exemple, en amour, jamais, pour se faire aimer, nous ne devrions accepter plus que ce notre être intime nous autorise, et jamais au delà de ce qui nous coûte. Autrement, on est aimé pour de bien mauvaises raisons premièrement, et non pour soi-même, mais surtout on finit logiquement, à trop vouloir être aimé, à ne plus s’aimer soi-même tant on s’est renié.
Pour atteindre cette concordance, cette unité de nous-mêmes, il ne faudrait craindre ni la solitude, ni les désagréments causés par des refus ou actes qui nous paraissent - à nous seuls - légitimes, mais qui blesseraient ou offusqueraient logiquement.
En somme, il faut se considérer assez et s’estimer assez de valeur pour ne pas rechercher à tous prix (au prix de sa cohérence intime) la popularité ou l’adhésion, bien au contraire.
Et surtout rester bien conscient de chacune de ses concessions. Toujours se faire la réflexion que ce que l’on fait là n’est pas « nous » au moment même où on le fait. De sorte qu’on ne confonde pas son être avec ses actes automatiques ou feints.
Car, à partir du moment où l’on n’a plus conscience d’avoir agi contre soi-même, on s’est tout à fait perdu. Et c’est ainsi je pense que les gens ne savent même plus qui ils sont: ils l’ont oublié ou ne l’ont jamais su, trop habitués à n’être que ce que l’on attend d’eux.