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Val ...
28 janvier 2020

Nietzsche (Stefan Zweig)

Plus jeune, j’ai beaucoup admiré Zweig.  Pour son style, épuré, élégant et précis, quoique concis. Et c’est sans doute une qualité, d’ailleurs, cette capacité à se montrer précis et éloquent en peu de mots. J’ai toujours trouvé que Zweig était également fin psychologue. Il a une sorte d’empathie qui lui permet de tomber juste quand il est question de sentiments ou d’introspection de ses personnages. Ce qui m’a toujours plu chez Zweig enfin, ce sont ses fins de romans. Jamais je n’ai lu un roman de Zweig qui se termine bien. Il avait le goût de la noirceur, du tragique, du malheur, d’une sorte de fatalité que l’homme doit accepter. Très loin des bons sentiments et des happy-end. 

Pourtant, il m’avait semblé, il y a quelques années déjà, en avoir fait le tour. 

Et je suis tombée sur ce livre par hasard: je cherchais un livre de Nietzsche, à vrai dire, et l’association de ces deux noms  m’a séduite et a attisé ma curiosité. Un admirable qui écrit sur un incomparable, c’est la promesse, logiquement, de quelque chose d’extraordinaire. 

Ce livre est difficilement catégorisable. L’éditeur (Stock) indique que c’est un « essai ». Dans la description, en quatrième de couverture, il précise « essai biographique » et « hommage ».  

À moi, il semble que ce livre est plutôt  un portrait libre de Nietzsche, avec ce que cela suppose de subjectivité de l’artiste qui le dépeint. Il s’agit donc d’un point de vue particulier sur la vie, la pensée et l’œuvre de Nietzsche. Le tout présenté par thèmes, comme autant de tableaux artistiques. Ce livre n’est pas un « essai biographique » au sens où la vie de Nietzsche n’est pas exposée par ordre chronologique,  pas plus que sa philosophie n’est reprise ou vulgarisée par idée. Non, ce livre est d’une originalité rare. Il s’agit plutôt d’une description artistique et élégante d’un profil psychologique atypique et d’une intelligence hors normes. 

Zweig permet à chaque lecteur de s’imprégner de Nietzsche d’une manière inédite et de le comprendre un peu. Au-delà de sa philosophie, presque: de savoir quel homme il était. 

On y lit une grande empathie mais également toute l’estime qu’avait Zweig pour ce philosophe. 

La vie de Nietzsche nous est présentée comme une tragédie. Sans décor ni personnages autres que lui-même. Une tragédie faite de solitude atroce, et de pensée pure qui ne rencontre aucune âme amie ni aucune résonance nulle part. Un gouffre, un vide implacable, un état d’isolement en soi-même qui ne connaît pas même d’adversaire à sa taille. Un esprit pur, et tout autour: le vide et le néant. Une grande lucidité impossible à partager, et l’enivrement que cette solitude d’âme engendre. Selon Zweig, Nietzsche est irrésistiblement entraîné par cette solitude profonde, trop différent du commun. Le seul permis le troupeau. 

Nietzsche, c’est aussi un corps. Une silhouette voûtée de sombres pensées. Un visage puissant, aux muscles tendus de volonté, de santé, et de vigueur. Une attitude courtoise, discrète, une aimable indifférence d’apparence. C’est un corps qui n’absorbe ni alcool, ni café par souci de santé, et qui paradoxalement gobe des somnifères à l’excès, le sommeil étant réservé aux gens qui ne pensent pas. C’est un corps qui souffre de migraines et d’autres maux. C’est un corps qui n’est jamais touché ni caressé par une main amie. Et ce corps malade, douloureux, sensible et seul n’aura de cesse de chercher la guérison. Traquant le moindre indice de maladie, tentant de se soigner seul. Nietzsche était un  hypocondriaque méthodique, selon Zweig, surveillant son régime et le climat. Pourtant, ses maladies lui sont sacrées. La souffrance lui permettant de recouvrer la santé, de jouir de sa pleine vitalité à nouveau, de renaître à chaque fois, ivre de son rétablissement et de sa puissance. 

Nietzsche est décrit par Zweig comme un Don Juan de la pensée, jamais rassasié par l’idée qu’il vient de soumettre, de faire sienne, et ne trouvant d’extase que dans la conquête d’une pensée nouvelle et vierge, négligeant tout à fait celle qui lui est déjà acquise. Et cette métaphore, je l’ai trouvé splendide. Elle dit tant de ce fonctionnement hors normes: Nietzsche ne s’est jamais contenté d’entretenir une pensée, de se reposer sur elle comme un acquis, d’être fidèle à une idée conquise. Jamais! Aussitôt qu’il la savait sienne, elle n’existait plus et il partait en quête d’une plus élevée. 

Nietzsche est aussi esclave de vérité, la traquant, lui sacrifiant tout. Il renonce à chaque plaisir terrestre au profit de la saine vérité. La vérité comme une fin et un moyen. La vérité comme unique but, comme seule maîtresse et amie. 

Nietzsche, le penseur qui ne sera ainsi jamais fidèle à ses propres convictions antérieures, n’ayant aucune doctrine définitive, ne connaît que des transitions. Une vérité venant en balayer une autre. Et il éprouve l’obligation  de se détruire entièrement pour se reconstruire sur cette idée nouvelle, plus grande et plus éclatante. Ainsi, Nietzsche n’aura pas été un, mais une multitude d’individus subissant sans cesse de brutales transformations à mesure qu’il développait une pensée inédite. 

Nietzsche était un Homme sans patrie, sans foyer, sans attaches, sans passé, sans regrets, sans religion, sans morale, sans nostalgie. Ainsi, il était un philosophe est libre. Il était la liberté par excellence, refusant chaque chaîne, chaque entrave à l’élévation de sa pensée . 

Sa seule faiblesse, son unique divertissement selon Zweig , son seul repos, était la musique. Elle le transporte, le bouleverse et l’apaise tout à la fois. Elle est son poison et son remède. La musique est, pour ainsi dire, le seul abandon qu’il s’autorise. 

Et son art à lui est musique également. Son style est comparé une symphonie, à une partition travaillée, à une œuvre esthétique et splendide. 

Enfin, j’ai réalisé une chose très importante en lisant ce livre. J’ai eu comme une révélation d’une idée que je soupçonnais déjà en loin, mais qui m’est apparue comme une certitude soudain: la bêtise et l’ignorance n’ont peut-être rien de contemporain. Nietzsche était seul, si seul déjà. De tous temps peut-être, les traqueurs de vérités et les esprits qui remettaient en cause la morale et le commun ont été perçus comme des espèces de monstres non seulement, mais surtout ces intelligences, toujours, n’ont trouvé que des murs infranchissables en réponse à leurs idées. Ainsi, Nietzsche n’était ni écouté ni lu. Ses contemporains,  si inférieurs, n’ont donné aucun crédit à son génie. Il leur était bien trop haut pour leur être accessible. 

Nietzsche n’aspirait même pas à être applaudi ni admiré. Il aurait voulu ne serait-ce qu’une réaction: qu’on le contredise, qu’on juge son style, mais qu’on réagisse à ses livres! Qu’enfin, quelqu’un lui apporte une preuve d’humanité!  Hélas, ne reçut que des silences assourdissants en échange de ses écrits. 

Ce livre est un exercice de style. Une œuvre faite pour être belle, somptueuse, délicate. À la manière d’un peintre qui aurait choisi le modèle, l’éclairage, le décor. N’importe si le portrait est juste (il est automatiquement biaisé par le point de vue de Zweig), c’est beau. Ce portrait est une œuvre d’art... comme Nietzsche était, à lui seul et par sa singularité et sa grandeur d’esprit, une œuvre d’art. 

Si vous connaissez Nietzsche, ce livre ne vous apprendra rien. Pourtant, il suffit d’être sensible à cette forme de prose poétique. Sensible à la manière dont on regarderait un portrait d’une personne connue: l’émotion peut malgré tout venir, provoquée par la patte de l’artiste. 

Ce livre est un poème de cent-cinquante pages à la gloire de Nietzsche. 

Nietzsche comme n’étant pas tout à fait homme. Ou bien, comme étant le seul homme. 

Et il est difficile, après la lecture de cette œuvre, de ne pas se sentir un peu fasciné par Nietzsche. 

 

Extrait choisi :

« Il n’y a pas de vérités de grand style qui s’obtiennent par la flatterie, il n’y a pas de secrets obtenus par un bavardage familier et séduisant : ce n’est que par violence, par force et par inflexibilité que la nature se laisse arracher ce qu’elle a de plus précieux ; ce n’est que grâce à la brusquerie que peuvent s’affirmer, dans une morale « de grand style », « l’atrocité et la majesté des exigences infinies ». Tout ce qui est caché nécessite qu’on ait des mains dures, une intransigeance implacable : sans sincérité il n’y a pas de connaissance ; sans résolution, il n’y a pas de sincérité, de conscience de l’esprit. « Là où ma sincérité disparaît, je suis aveugle ; là où je veux savoir, je veux aussi être sincère, c’est à dire dur, sévère, étroit, cruel et inexorable ». » 

 

À venir (ordre non défini): 

« L’œuvre », Zola

« Laïcité et religion », Michel Onfray

« Journal intégral », Julien Green 

« Éloge du doute », Patrick Davido

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Commentaires
A
À première vue, un écrivain qui écrit sur un autre écrivain : voilà qui semble bien rébarbatif ! <br /> <br /> Mais si Zweig a fait de cet hommage une œuvre à part entière, comme tu l'expliques finement ici, je comprends l'intérêt qu'il a pu susciter. <br /> <br /> <br /> <br /> Il ne manque pas grand chose pour que ton style soit tout à fait "propre" !
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H
C'est devenu, valecrit, de la littérature : tu es parvenue à te défaire de la plupart de tes marques d'humeur, de tes laisser-aller, de tes signes d'impatience, et tu rends de petites œuvres, avec des débuts d'audaces novatrices et inspirées. Il ne te manque plus, ici et là, qu'un léger polissage, de façon par exemple à faire disparaître les signes d'incertitude, de modestie et de crainte. C'est assez impressionnant d'évolution technique et psychologique.
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