L’œuvre
Devoir du Goût
Je reste figée sur ces deux tableaux qui me représentent. Ils sont réussis, d’ailleurs. Et me bouleversent toujours autant qu’ils me fascinent. De vrais chefs-d’œuvre !
Je m’y vois, prenant la pause, sans toutefois me reconnaitre. Ma rousseur est bien là, pourtant. Ainsi que mon chignon serré, mon teint pâle, cette maigreur que je déteste, ces seins si menus.
Je regarde ces femmes peintes, qui ont pourtant toutes mes caractéristiques, mais étonnamment elles me sont étrangères.
Elles sont créations de son esprit plus que mon reflet. Le fruit de son travail de dément. Il a accouché d’elles dans d’atroces douleurs, tandis qu’il m’a acquise sans effort. Et c’est presque une étrangeté qu’elles me ressemblent en loin.
La vérité, c’est que c’est à peine si je l’inspire. Non, je ne suis que son vulgaire modèle. J’ai le physique qu’il jugeait idéal, tout au plus. C’est probablement pour cela qu’il m’a aimée. Puis épousée.
Ce n’est pas tant pour moi qu’il m’aime que pour cette chevelure rousse, que déjà arboraient toutes les femmes de ses premiers tableaux.
À présent, il ne peint plus qu’à mon image. Non, je ne suis pas sa muse, comme il le prétend. Je suis son outil, la matière première de sa création. Au même titre que la toile ou ses pinceaux.
J’ai compris cela. Et l’ai accepté. Il m’aime pour ce que je lui suis utile, comme matériau toujours disponible pour son art, patiente, impudique et correspondant à son idéal d’esthétique : cette rousseur vive qu’il aime tant peindre.
N’importe cela. N’importe aussi que ces femmes ne soient pas tout à fait moi.
Je l’ai aimé pour son génie. J’ai aimé le peintre avant l’homme, éblouie par son talent.
Et, à présent j’en souffre. Terriblement. Non pas que je sois jalouse de toutes ces femmes rousses qu’il peint jusqu’à l’épuisement, qu’il veut parfaites, et desquelles il rêve nuit et jour. Non, c’est absurde, ça.
Non pas que je hais ses tableaux, que je leur en veux de me prendre mon mari. Ce n’est pas cela non plus.
Évidemment, le temps qu’il y passe est du temps qu’il ne m’accorde pas, et j’ai dû m’y résoudre dans de grands chagrins.
De même que j’ai renoncé, dans la douleur, à cette normalité, à cette convention qui fait que l’époux apporte à sa femme. Je n’ai jamais obtenu les égards attendus. C’est le prix à payer quand on vit à la droite de Dieu.
J’en éprouve certes quelque aigreur parfois, mais, à bien y réfléchir, je ne l’aimerait pas tant s’il n’était pas ce grand artiste.
Comment serais-je contrariée de ce qui, justement, m’a fait l’aimer?
Évidemment, il me néglige au profit de ses toiles, de son travail acharné, de nuits blanches et d’heures d’épouvante artistique.
Je me sens souvent l’âme triste, abandonnée parfois, négligée souvent, mais, j’ai beau me sonder... je ne suis pas jalouse. Qui serait jalouse d’une toile? C’est ridicule.
Non, ce qui me ronge, moi, c’est de ne pas être sa femme. C’est de n’être pas considérée ni vue comme une femme. Ce qui me consume, c’est le fait qu’il ne me désire pas. C’est la frustration sexuelle liée à la création.
Qui a dit que le travail artistique, cette torture acharnée, devait s’accomplir dans l’abstinence ?
Non, Zola s’est trompé. Il ne m’a pas comprise. Zola n’a aucune psychologie féminine. Pas plus qu’il ne connaît l’homme.
Quelle femme sensée en voudrait à une peinture?
Quel imbécile d’artiste renoncerait au plaisir de jouir de sa femme au profit d’une meilleure création ?
Non, ça ne va pas...