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Val ...
2 avril 2020

La dictature du sentiment

Je réalise de plus en plus à quel point avoir un échange profond et sincère avec autrui est devenu quasiment impossible. Les conversations n’apportent plus rien, elles ne sont que des répétitions infinies de tout ce qui est déjà dit ou pensé. Il n’y a plus de débats d’idées mais des récitations du connu, du certain, du confortable et du commun. Même converser « vraiment » avec mes amies m’est devenu chose impossible. Au mieux, nous badinons. Sinon, elles débitent leurs proverbes et médisances et j’écoute en loin avec indulgence. Au pire, je donne mon point de vue et nous tombons dans des situations insolubles. Et le fossé se creuse tant que je me demande à quoi bon converser encore. C’est que j’ai réalisé que personne ne converse avec son esprit, ni ne peut se figurer une situation de manière neutre, c’est à dire sans y mêler des pulsions émotionnelles, des réactions presque épidermiques et ne prenant en compte que ses propres sentiments vils et exacerbés. 

Ainsi, il y a peu, alors que je conversais au sujet du confinement et de la perte de libertés individuelles qu’il induit, de manière philosophique et rhétorique, c’est à dire sans pour autant dire que je ne m’y soumettais pas ni inciter quiconque à ne pas respecter la loi, j’ai été insultée publiquement par une femme que je ne connaissais pas. « Bande de cretins », qu’elle a écrit! Ainsi, à réfléchir ensemble au sujet de la liberté, et donc à débattre de manière plus ou moins philosophique, nous étions des cretins. Paradoxalement. 

Plus loin dans la « conversation », elle ajoute qu’une sienne amie était présentement hospitalisée, des suites du virus. Voilà comme une affliction personnelle devrait empêcher la terre entière de débattre, et comme plus aucun recul ni débat n’est permis dès lors que quelqu’un souffre. C’est la règle tacite apparemment. La raison ne compte plus à partir du moment où il y a une souffrance, une angoisse, un sentiment et un ressenti émotionnel sur un sujet. C’est alors le sentiment qui prime. La raison n’est plus rien. Et gare à ceux qui osent en user face aux nobles sentiments, aux peines et aux détresses en tous genre.

Je puis donner un autre exemple très éloquent. Une autre fois, me trouvant dans un groupe de femmes, il était question d’une fausse couche précoce d’une de notre connaissance. Et j’entendais de toutes parts que, la pauvre, elle avait perdu un enfant. J’ai osé, honte à moi, scandaliser l’assemblée - la provoquer, même - en voulant simplement relativiser la perte et modérer un peu leurs propos qui me paraissaient bien exagérés. Je ne voulais pas provoquer, je le jure. Simplement, et par soucis d’exactitude, j’ai voulu modérer des propos qui m’ont parus très exagérés. Cette femme ne venait non pas de perdre un enfant, mais devait devoir renoncer à un début de grossesse. Point. Je n’étais pourtant pas péremptoire et j’étais tout à fait prête à en débattre. Je suis bien désolée, mais je maintiens: il y a bien une différence de taille entre le deuil d’une fraiche grossesse  et celle d’un enfant né. J’admets logiquement que c’est fâcheux, contrariant, contraignant et frustrant, mais enfin, on ne peut pas dire raisonnablement que cette femme a perdu un enfant!
Il me semble bien qu’exprimer cela ne relève ni de la provocation, ni de l’injure, et encore moins de la déraison. Non, j’avais outragé. Ça ne se dit pas, à priori. C’est tacitement et moralement défendu. Et d’ailleurs, n’ayant jamais fait de fausse couche, je n’étais même pas en droit de m’exprimer sur ce sujet. Ni même de m’imaginer le vivre, car ça ne compte pas. Il faut l’avoir tout à fait vécu pour être en droit d’en parler. Ainsi, on estime qu’un individu ne peut pas avoir la représentation mentale d’une peine ou d’une perte. S’il ne l’a pas vécue « dans ses tripes », c’est à dire en réalité, il ne peut avoir un avis éclairé sur la question. 

Et cette réponse consternante: « Une adversité, chacun la vit à sa manière ». Toute perte serait donc subjective, et ne pouvant être évaluée à sa guise que par la personne qui en est victime. C’est à dire que si demain je perds une centaine d’euros, je suis en droit de prétendre légitimement que je suis ruinée. Pourquoi pas? Si la perte m’affecte de manière démesurée ? 

D’ailleurs, ces mêmes personnes vous prêtent exactement les mêmes fonctionnements et n’imaginent pas que vous puissiez, vous, avoir assez de recul pour réfléchir à une question sans ces affects. 

Un jour,  je bavardais avec une amie. Plutôt, nous commérions vilainement au sujet  d’un homme qui a quitté femme et enfants pour une autre femme. Et mon amie s’en prenait durement à la nouvelle femme en disant: « Je ne pourrais pas faire ça,  moi, c’est degueulasse!». Je lui demande à quoi se réfère ce « ça ».  « Eh bien, briser une famille! ». Et alors là, nos avis divergent naturellement. Et c’est très sain, quand on y songe, de ne pas être du même avis et de pouvoir en débattre. Je tente d’expliquer que c’est le mari qui a brisé sa famille, qu’il n’a été obligé à rien. Que c’est lui, à la rigueur, qui s’était engagé à une vie commune et à fonder une famille (bien que même ça, j’ai tendance à penser qu’il est heureux qu’on puisse briser ses engagements passés à tout moment, mais j’ai senti qu’il ne fallait pas que je le dise), et que la femme qu’il est allé rejoindre n’avait, elle, aucun engagement vis à vis de l’épouse, ne la connaissant même pas. Elle n’a donc trahi personne, ni menti à personne, n’étant, elle, nullement engagée. D’ailleurs, ce cliché de la femme briseuse de couple m’est assez pénible. Comme si une femme avait un pouvoir surnaturel de subjugation sur l’homme, comme si elle usait de stratagèmes redoutables, au point de le rendre fou et de lui faire oublier, comme malgré lui, tout sens des réalités. Un mythe misogyne et très loin d’une réalité. 

Je pensais que l’on entrait en débat à ce sujet, que mon interlocutrice allait y réfléchir et peut-être admettre que j’avais en partie raison. Ou pas. Je sais comme mon contemporain juge ses pairs sur des critères moraux et établis, c’est à dire ... discutables. Mais elle a réussi à me surprendre par une réponse consternante. Elle s’est imaginée, très sûre d’elle par ailleurs, que je prenais la défense de la femme car ... j’avais probablement, moi aussi, « volé » mon mari à une autre par le passé.  Étonnée, je démens naturellement. Et elle a eu de la peine à me croire, je le jure. Elle était persuadée... que chacun ne défendait une situation uniquement parce qu’ il s’y était  déjà retrouvé, c’est à dire d’un point de vue subjectif et pour ne défendre que sa propre vertu, et juste pour se déculpabiliser, en gros.  J’insiste: je lançais bien un débat général, n’ayant jamais été concernée.  À ma grande surprise, elle ne me croit pas. La question suivante étant: « Ou alors, cette femme est ton amie? ». 
J’ai brisé là. J’ai compris qu’on ne pourrait débattre ni échanger des idées, ni même réfléchir à une situation. Non: si j’ai un point de vue différent du sien, c’est que j’ai des raisons personnelles et individuelles de vouloir défendre quelqu’un, moi ou une autre. 

Personne n’imagine plus réfléchir à une situation sans affect. Personne n’a plus d’avis autre que celui dicté par ses émotions, et donc bdes chamboulements intimes. Il n’y a plus d’opinions, mais simplement des émois qui se passent absolument d’argumentaires: il faut le vivre, point. Le sujet devient alors indiscutable et inattaquable. Mais alors, je me demande bien de quoi on peut encore converser de manière rationnelle et réfléchie, car enfin, sur tout sujet, on trouvera un quidam qui prétendra avoir été affligé par l’idée à défaut d’y avoir réfléchi.

Non, vraiment, converser ne sert à rien. Puisque tous les adages sont considérés par avance comme une infinie sagesse. Plus aucune philosophie ne pourra exister, plus aucune vérité absolue ne pourra plus être énoncée. Tout dépendra du ressenti de chacun. Chaque idée ne sera vraie qu’au travers d’une passion souvent injustifiée. À ce rythme, autant prétendre que la Terre n’est pas forcément ronde, que c’est même insultant de le dire pour les gens qui pensent le contraire. Parce qu’elle n’est pas ronde de manière absolue, puisque certains ont le sentiment qu’elle est plate. Et ces derniers méritent respect et considération. 

Peuh! Autant ne plus parler de rien, se murer dans un silence faussement poli, s’écarter du monde, et garder ses idées pour soi. Discuter vraiment n’est plus admis, et j’en suis, je l’avoue, bien plus affectée qu’on ne peut le penser.

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Commentaires
C
Je bois du petit lait en lisant ce texte.<br /> <br /> Tu me rappelles les videos de Carlos Tinoco où il explique comment on peut se sentir bien seul par fois, dans un groupe de gens lambda ...<br /> <br /> https://youtu.be/6o31bzW1pto<br /> <br /> Faire marcher son esprit de manière rationnelle, philosophique, sans se laisser déborder par ses émotions, sans être dans la subjectivité, voilà qui est souvent mal interprété, ou même louche. J'en ai fait l'expérience il y a peu. Quoi qu'on dise, il y a toujours quelqu'un pour nous reprocher nos paroles. Une dictature, c'est vrai.<br /> <br /> Comme je l'ai dit à un de mes amis blogueurs, si tu parles de la belle vue que tu as de ta fenêtre, on va te reprocher de ne pas penser aux aveugles...<br /> <br /> •.¸¸.•*`*•.¸¸☆
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A
Très bon texte ! Les anecdotes sont particulièrement plaisantes et je suis toujours curieuse de les lire ! Quelques imperfections, ici et là. <br /> <br /> <br /> <br /> Ce qui m'ennuierait le plus, dans une fausse couche - outre le traumatisme certain, quoique comme tu l'as dit, pas comparable à la perte d'un enfant -, c'est la récidive. De quoi rendre la perspective d'une prochaine grossesse pénible ! <br /> <br /> <br /> <br /> Elis donc tes compagnons de conversation !
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H
Vraiment très bien bâti, suivant un constat d'une grande sobriété, d'un beau Recul appréciable établissant là le début d'un portrait du contemporain - c'est même écrit avec soin. Je vois, moi, un remède à ce vice : c'est que ledit contemporain, qui ne tient qu'à rallier des causes et à être d'accord doit se trouver alors dans la position d'être en minorité contre deux sages ; là, il réserve son propos, se sent mal disposé à intervenir sur la foi de pales proverbes ; il a honte de lui-même et est forcé de réfléchir, pour une fois. Cette situation est ce que j'appelle : la vertu du Mépris.
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W
Comme on dit à Namur : "Mi dj'mè vas, dju n'aime nin lè discussions !"
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B
D'où l'intérêt de quelques blogs.<br /> <br /> <br /> <br /> Bleck
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