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Val ...
11 mai 2020

Amoral

(Devoir du Goût)

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C’est la fin d’après-midi. Les deux frères Jacquot marchent, dépités, en direction de leur maison. Leur journée est gâchée. Ils n’ont pas, aujourd’hui, trouvé une seule occasion de rire un peu. C’est que ces deux garçons féroces ne savent se distraire qu’en cruautés. Et aujourd’hui fut une très mauvaise journée. Ils n’ont trouvé aucune grenouille à faire exploser ni aucun lièvre à lapider. 

Ils ne se parlent pas et se contentent de marcher l’un à côté de l’autre, têtes baissées, boudeurs comme après une journée d’ennui. Il leur reste une infime chance, pourtant, de sauver la journée : il faudrait pour cela capturer un chat au village et lui brûler les moustaches. Cela les consolerait un peu. 

Le blond relève la tête, et, sans un mot, prévient son frère d’un coup de coude silencieux, comme le ferait un chasseur qui signalerait une biche à portée de fusils à son compère. 

Deux enfants du village jouent aux billes, par terre dans le milieu du chemin. Les deux grands se regardent d’un air entendu. La journée va peut-être très bien se terminer, finalement. 

Ils pourraient ennuyer les deux à la fois, seulement c’est moins drôle. Il faut du piquant, du sensationnel, de l’émotion et une certaine observation expérimentale de la peur pour que la torture soit plaisante. Ils se sourient de leurs sourires narquois et cruels. 

Les deux gamins, Albert et Gérard,  qui ne les avaient pas vus ni entendus venir jusqu’à présent, relèvent la tête au bruit des pas. Surpris et effrayés à la vue des deux terreurs du village, ils commencent à remballer quand le blond leur ordonne: « Bougez pas! Ou on vous jette dans le canal! ». 

Les petits tremblent et obéissent. 

L’autre frère enchaîne malicieusement : «On a envie de cogner, mais sans fatigue, c’est à dire à deux contre un. Jouez, et on cassera la gueule au perdant! ». 

Fier de la formidable idée de son frère, le blond acquiesce seulement, d’un air complice et réjoui. 

Les deux petits, apeurés, tâchent à reprendre la partie en tremblant. Ils jouent mal et ratent des coups faciles tant la frayeur les submerge. Albert songe à crier mais, aussi éloignés du village, qui les entendrait? Ce serait peine perdue. Quant à refuser le marché, c’était se jeter soi-même, et son camarade par la même occasion, dans le canal. 

Alors ils jouent, ce qui est au moins un moyen de gagner un peu de temps avant la raclée. Albert reprend ses esprits un peu. Il ne veut pas être passé à tabac. Il tire de plus en plus précis, net. Gérard, lui,  est complètement paniqué et ne parvient pas à viser juste. Des gouttes de sueur dégoulinent du front d’Albert. Gagner, bien tirer. Ne pas se laisser submerger par les circonstances. 

Les deux grands observent la partie. Ils n’ont plus cet air cruel sur le visage mais semblent absorbés par le déroulement des événements. Comme on est happé par un match de foot, un peu malgré soi. Ils se détendent devant le spectacle, au point que le blond s’installe sur la barrière pour mieux profiter du duel. 

Le petit Gérard, lui, s’est relevé. Se sachant perdant, il s’est mis sur ses deux pieds comme pour préparer sa fuite. Il rate de plus en plus de coups, tant il est crispé. Et la position debout n’arrange rien. Il cherche une nouvelle manière de se concentrer, mais il est dominé par la peur au point qu’il ne sait plus jouer aux billes. Albert, lui, ne perd pas les billes de vue. Il songe à des stratégies complexes, prévoyant plusieurs coups à l’avance comme s’il s’agissait d’une partie d’échecs. La peur lui réussit bien. Il lui semble qu’il n’a jamais été aussi bon. Il leur reste probablement encore trois ou quatre coups chacun, du moins c’est ce que prévoient les deux grands. C’est à Albert de jouer. À ce stade, logiquement, le plus sûr est de tirer dans les billes adverses, afin de les éloigner du pot. Pointer serait inutile, le pot est encore bien trop loin. Pourtant Albert prend une grande inspiration et arbore la mine concentrée du joueur qui va pointer. 

Les deux grands retrouvent leurs sourires goguenards. Cet idiot va se rater et se mettre en difficulté alors qu’il est favori. Lui qui dominait le jeu jusqu’à présent va tout gâcher bêtement et laisser l’avantage à l’autre. Ce pauvre débile perd toute chance se sauver sa peau. Comme c’est bête, un gamin qui a peur! 

Albert tire un peu la langue pour améliorer sa concentration. Puis il se mord légèrement la lèvre inférieure comme quand il s’applique lors d’une dictée difficile. Il songe soudain qu’il est habitué à gérer cet état de stress, en fin de compte. C’est tout comme quand il faut veiller à accorder les participes passés pour éviter les coups de règles sur les doigts. Tout pareil. 

Il faut le faire. En finir avec cette partie traumatisante, quitte à perdre même. N’importe, mais faire cesser ce suspense. 

Albert pointe d’un vif coup de l’indexe. Il a tiré fort, la bille est rapide, l’angle est bon , la trajectoire est précise. À la surprise générale, la bille vient se loger tout droit dans le pot et à toute vitesse. 

Albert expire de soulagement. Il est presque fier de sa réussite, et en d’autres circonstances, il aurait laissé éclater sa joie. Gérard est blême. Déjà il se prépare à se protéger des coups qui vont s’abattre sur lui. Il n’envisage plus la fuite. Il serait rapidement rattrapé avec les représailles qu’il imagine. 

Le grand blond, jusque là installé le cul sur la barrière, s’est révélé de surprise et d’incrédulité quand il a senti que la bille, lancée de si loin, allait finir dans le pot. À présent, il n’a même plus envie de casser la gueule au perdant. Ça n’aurait aucun intérêt. Qui aurait pu gagner contre l’autre ? D’ailleurs, ce sale môme est plus fort que lui aussi sans doute. Il a bien envie de lui foutre quelques coups de pieds par jalousie. Cependant, c’était pas la regle. Déroger à sa parole serait perdre la face. Et casser la gueule au petit serait révélateur d’une certaine admiration changée en haine. S’en empêcher, tant pis. Ou plutôt remettre à plus tard pour celui-là. Il le choperait bien un jour. 

Il regarde son frère qui déjà s’est approché de Gérard par principe. Gérard commence à pleurer, se protégeant  le visage avec le coude. 

Les garçons Jacquot brandissent leurs poings mollement et sans conviction. 

Soudain, un cri les arrete alors qu’ils s’apprêtaient à frapper. C’est Albert qui a gueulé « stop » de sa voix aiguë. Lui-même s’étonne de son audace et regrette presque d’avoir ouvert la bouche. 

Trop tard. Les frères Jacquot se tournent vers lui. De quoi se mêle-t-il? 

Albert n’a plus le choix. Il faut qu’il aille jusqu’au bout. Il propose, d’une voix timide et tremblante, un combat plus loyal. Une nouvelle partie à quatre. Et le gagnant pourra décider ou non si il y a bagarre ou si chacun peut rentrer chez lui. 

Gérard est comme suspendu aux lèvres des deux autres. Son intégrité physique en dépend. Les deux garçons se regardent. Ils semblent hésiter. Puis le blond, comme toujours, prend la parole. 

 

**** 

 

Albert marche seul sur le sentier en boitant. La maison est encore loin et il est fatigué. Sa lèvre enflée le brûle, et sans doute il a un œil au beurre noir. Ses coudes et genoux sont écorchés, et ils lui ont volé un soulier, qu’ils ont jeté dans le canal. Son malheur est loin d’être terminé. C’est qu’il va se prendre une sacrée volée quand le père et la mère vont le voir revenir si tard et dans cet état. 

Des larmes de rage lui montent aux yeux. Non seulement ces lâches de Jacquot ont refusé la partie de bille, mais en plus ils ont décidé de changer leurs plans et de le frapper lui plutôt que Gérard. Mais le pire, dans tout ça, c’est de songer à Gérard, qui l’a immobilisé à terre tandis que les deux autres le cognaient.

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Commentaires
B
Ou plus simplement un faible, un peureux, un servile...<br /> <br /> Texte remarquable que j'ai apprécié à sa juste valeur...
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E
Vilain, très vilain garçon Gérard !!!!
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C
Et c'est là que leurs mères les appellent : <br /> <br /> Benito ! Francisco ! Josef ! Adolf ! ... A table !<br /> <br /> •.¸¸.•*`*•.¸¸☆
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H
Un beau travail, méchant, appliqué, minutieux, peut-être un peu gratuit, anecdotique en quelque sorte malgré tout.
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Y
Tu as donné vie à ce tableau de Harvey Val. Très bien observé et surtout très bien décrit.
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