Du feu aux poudres
(Devoir du Goût)
Regardez-moi. Regardez-moi bien, assise sur ce canapé, un verre à la main. Ma tenue est trompeuse. Elle laisse suggérer une sorte de sensualité, une intention de plaire par le corps. Ce n’est pas exactement ça. Vérifiez: j’ai les jambes croisées. Je ne pose pas pour me rendre désirable. Si je me suis apprêtée, c’est à dessein de faire honneur à l’hôte, de me rendre digne, de paraître irréprochable et soignée, d’une certaine manière, et sans arrière pensée. Une marque de respect, en somme. D’ailleurs, nous ne sommes pas seuls. Ma cousine est là, elle aussi. Debout, à distance, dans ses pensées sans doute. C’est qu’elle n’a pas lu le livre. Je ne lui en veux pas, elle est jeune.
C’était il y a un an et demi environ. Je venais de lire « Du feu aux poudres » pour la deuxième fois. Et j’étais invitée chez l’écrivain, avec ma jeune cousine.
Observez mes expressions de visage, face à lui, sur son canapé. Vous ne verrez pas le sourire béat de la groupie qui déborde de gratitude et de joie devant son objet d’admiration. Ni même les yeux doux de celle qui veut user de ses charmes par des artifices. Je laisse cela aux autres, ou à des occasions plus quelconques et sans importance.
Je suis concentrée. Ni particulièrement tendue, ni extrêmement relâchée. Je suis en posture de travail, c’est à dire comme en écriture ou en lecture. Je mesure ma chance, mais je ne veux la gâcher par une gaieté fébrile. J’ai à faire. Je dois rentabiliser ce temps, me montrer efficace. Je veux lui parler de son livre. Je veux plutôt l’entendre parler de son livre.
Voyez mon regard attentif. Je dois savoir. Percer une sorte de mystère. Mieux comprendre. Poser des questions pertinentes, autant pour mon élévation que pour me montrer digne de ses égards et mériter l’honneur d’avoir été invitée.
Henry War n’est ni célèbre, ni reconnu. Et je me serais probablement conduite avec bien moins de sérieux, beaucoup moins de rigueur, et moins de manières respectueuses devant n’importe quelle célébrité ou n’importe quel notable, je le jure. Au contraire, je me mépriserais à flatter le premier imbécile connu s’il n’est pas digne d’admiration à mes yeux. Je me fiche de ce que le commun adule, je me fiche des signes extérieurs d’estime, de ce que le troupeau imagine supérieur à lui.
J’ai mes propres maîtres. Je les ai sélectionnés avec soin. Et je porte sur eux un regard non pas objectif mais très dur, au contraire. Je ne tolère pas d’eux la moindre faille. Je suis exigeante, pointilleuse, sévère. J’attends le meilleur d’eux, comme il se doit. Je ne peux tolérer d’être déçue.
Je venais de relire « Du feu aux poudres ». Et ce livre n’est pas un vulgaire ouvrage, que l’on lit, que l’on range dans sa bibliothèque et que l’on oublie un peu ensuite.
La lecture du feu aux poudres a été pour moi une sorte de prise de conscience sérieuse, elle a signé le début d’un changement intérieur fondamental et profond, sans retour possible. Elle fut le point de départ d’une révolution de moi qui n’a cessé de croître depuis, et qui demeurera mon but perpétuel à présent, car, comme je l’ai écrit plus haut, on ne revient pas en arrière.
C’est avec une grande stupéfaction mêlée de curiosité que j’ai abordé ce livre la première fois. On m’y insultait! On m’y accusait de n’être rien, on y perçait à jour ma vacuité. Après un premier élan de révolte, j’ai dû me résoudre. Je n’avais pas d’arguments pour me défendre. Mon vil portrait était dressé avec une infinie justesse.
Songez à une mauvaise photographie de vous, à un un cliché volé. Le photographe vous aurait pris au dépourvu, ne vous laissant pas le temps de poser, d’exposer votre meilleur profil, ni de dissimuler les défauts que vous vous trouvez. De mauvaises dents peut-être, des cheveux ébouriffés, un sourire bête, un double menton, que sais-je? Regardez attentivement ce portrait authentique de vous. Il ne ment pas, il ne triche pas. C’est bien vous, sur cette photo. Un « vous » naturel, sans retouche ni pose . Comment oser nier que cette mauvaise photo n’est pas le « vous » le plus véridique, le « vous » au quotidien, celui qui n’est pas fardé et qui ne se sait pas observé ? Vous méprisez cette photo. Vous ne vous aimez pas dessus. Vous préfériez ne pas la voir, la détruire, la déchirer. C’est pourtant bien vous, vous ne pouvez le nier. Et ce livre vous fera la regarder bien en face, cette photo, et en toute lucidité.
Vous vous trouvez moche, logiquement. Vous n’êtes pas admirable sans triche. Vous vous méprisez. C’est bien. C’est qu’il faut se mépriser pour s’élever. Voir ses failles en face pour y remédier.
Ainsi, « Du feu aux poudres » vous montrera le chemin. Il vous indiquera comment vous ne serez plus jamais pris en faute et comment vous pourrez toujours vous admirer. Sur chaque cliché. Il vous apprendra à toujours savoir vous tenir, pour vous-même d’abord, même lorsque vous n’êtes pas regardé.
Cesser le processus de décadence, ne plus accepter de déchoir mais au contraire atteindre l’admirable. Se sentir de valeur, y travailler, rechercher la difficulté et s’y accoutumer. Ne porter son regard que vers les hauteurs. Toujours. Comme une discipline de vie. Bâtir son œuvre. Se réaliser enfin dans l’effort permanent. Refuser les proverbes et ce que d’autres ont voulu penser pour vous. Ne plus végéter comme le commun, ne plus souffrir de perdre du temps à dépérir intellectuellement. Maîtriser la vacuité. Se montrer digne, en toute circonstance. Se défier des facilités, en pensées comme en travail. Rester avide de connaissances.
Accéder à la sagesse, en somme. De celle que j’admire infiniment, respectueusement. Devenir un individu. Libre et fier. En somme, être quelqu’un.
À présent, un an et demi après cette deuxième lecture méticuleuse, concentrée, éblouie, le photographe peut bien me prendre à l’improviste. J’ai appris à me tenir. Je me sais, selon mes critères - ce qui veut dire: faisant fi des critères communs - presque exemplaire. Quant à l’irréprochable, j’y tends comme on est attiré par un phare. Et pour cela, je suis ma propre boussole.
Mais regardez-moi plutôt, assise dans ce canapé. Cela devrait vous suffire pour comprendre. Moi, passionnée de littérature et d’une certaine conception de la philosophie, me défiant de toute pensée commune, de tout ce qui est unanimement reconnu, allant jusqu’à trouver des insuffisances à Flaubert, et à prétendre, sans gène puisque je puis le démontrer, que Nietzsche a pu se montrer impatientant!
Mon seul visage intéressé, concentré, captivé devrait, à lui seul, vous convaincre de la qualité suprême de cette œuvre.