Le règle des dix-mille heures
(Devoir du Goût)
J’avais pour habitude de jouer au golf en amateur, chaque dimanche. Seulement, mes après-midi de golf me laissaient souvent un arrière goût amer, dans le sens où, après coup, je me désespérais d’avoir si sottement utilisé mon temps. J’étais déçu de moi, je me méprisais assez de ne pas avoir excellé dans mon jeu. D’être médiocre, en somme. J’aime gagner, il est vrai. J’aime exceller. Pas tant pour l’épate que pour moi-même. Je ne m’aime que lorsque je tends à pousser au maximum mes capacités de concentration, de logique, de précision. Quand j’ai fort sollicité et entraîné mon cerveau, en somme. Sinon, à quoi bon jouer? L’amusement ne m’intéresse guère et ne compte pour rien. Le jeu par divertissement n’est qu’une piètre manière d’occuper son temps, et même de s’oublier en tant qu’individu dans des distractions futiles. Si je joue, moi, c’est pour m’améliorer, pour me dépasser. Je ne pratique aucune activité sans vouloir y briller. Voilà mon plaisir.
C’est alors que je suis tombé sur une étude de Anders Ericsson. Ce « psychologue de l’expertise et de la performance humaine » prétend qu’il faut dix-mille heures de pratique à un individu, n’importe lequel, pour maîtriser un domaine donné, n’importe lequel. C’est à dire pour devenir expert.
Je me fous absolument des titres pompeux qui font professionnels et spécialistes. Qu’un expert confirmé sorte une telle théorie ne m’est de rien tant que je ne l’ai pas moi-même prouvée et éprouvée.
Ainsi, pour étudier et confirmer cette règle, je me suis adonné à fond à la pratique du golf durant plusieurs années. Je ne sais si j’ai pratiqué dix-mille heures au juste. D’ailleurs, ce chiffre rond n’est qu’une approximation, qui fut pratique à Ericsson, parce qu’elle est plus claire et concise qu’une formule du style « de nombreuses heures, chaque jour, et durant plusieurs années ».
J’ai ainsi pu constater, à force de travail, d’abnégation, d’efforts, d’affinement de ma technique, de précision de mes tirs, qu’au delà de dix-mille heures de pratique du golf, quelque chose de fantastique se produisait dans mon cerveau. Peu à peu, celui-ci changeait. J’avais franchi une étape. J’étais à présent un expert.
Devenu bien plus performant et excellent en jeu, je n’ai plus trouvé d’adversaires à ma taille. Blasé du jeu concret, duquel je n’avais plus rien à apprendre, la pratique pure m’a lassé.
Mais, riche de mon expertise, j’ai poursuivi mon travail de manière différente. J’ai voulu en quelque sorte jouer contre moi-même, me surpasser en technique théorique. J’avais tant pris goût à l’effort que c’est presque par automatisme que j’ai changé de support de travail. Pour cela, j’ai commencé à faire des croquis, représentant vaguement un terrain de golf. J’y plaçais les trous, l’emplacement des joueurs, les obstacles. Et je jouais intellectuellement, inventant toujours de nouvelles tactiques compliquées, m’adonnant à de savants calculs de distance, y mêlant des formules physiques de mouvement et de vitesse.
Peu à peu, mes schémas et plans se sont eux aussi beaucoup affinés. Ayant honte de mes premiers croquis, qui ressemblaient plus à des dessins d’enfant qu’à des terrains de golf, j’ai eu le goût de les améliorer.
J’y ai d’abord ajouté le réalisme du gazon, puis les silhouettes des joueurs, jusqu’à pouvoir dessiner avec de plus en plus de précision leurs postures exactes au moment du tir, m’inspirant de statues grecques, de ces corps sculptés en mouvement.
Et puis, par soucis de réalisme, j’y ai ajouté des ombres peu à peu, ce qui fut très laborieux d’abord. Enfin, par un goût du pittoresque, je me suis forcé à représenter le terrain dans des décors somptueux, comme un bord de mer. Savez-vous à quel point c’est éreintant, de s’exercer à peindre la mer? Le travail des couleurs me fut également très difficile. Il a fallu peindre le ciel d’une teinte différente selon l’horaire et la saison. Travail de longue haleine. J’ai donc passé des années à représenter le terrain de golf parfait, celui que j’avais en tête mais je ne parvenais pas à peindre. Lorsque je butais sur une façon, j’allais consulter longuement des ouvrages d’art. Mais surtout, surtout, mes tableaux de terrains de golf devenaient ma principale et continuelle préoccupation, à la manière d’une obsession.
J’ai peint plusieurs centaines de terrains de golf, par tous les temps, en toute saison, à toute heure du jour. Jusqu’à atteindre une perfection. Et jusqu’à me rendre compte que le golf ne m’était plus rien. J’aurais aussi bien pu peindre des paysage ou des portraits, à ce niveau de compétence.
C’est donc ce que j’ai fait. J’avais dû atteindre les dix-mille heures de pratique de la peinture. J’avais donc, presque malgré moi, éprouvé la méthode une seconde fois. J’étais devenu peintre, sans aucune prédisposition ni aptitude particulière. Simplement par le travail et la pratique assidue.
On ne naît pas avec des dispositions naturelles, comme les paresseux aiment à le croire. Personne n’a de « don ». C’est l’excuse de ceux qui ne sont doués en rien. Tout n’est qu’une question de pratique sérieuse et régulière.
Le travail à long terme de n’importe quelle activité déclenchera quelque chose de fabuleux en votre cerveau, et vous conduira vers l’expertise, puis l’excellence. Tout n’est que volonté, persévérance, effort et discipline.