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Val ...
18 juin 2020

Mon non-retour

Voici presque deux ans à présent qu’a commencé à poindre en moi une sorte de tournant aussi irrésistible qu’irrémédiable. Bien sûr, c’était latent, et probablement depuis l’enfance. Je me suis toujours sentie en décalage constant avec mon contemporain. Non pas comme l’artiste maudit qui se donne une posture ou comme l’hypersensible qui se complet en  éternel incompris. Je me fichais bien d’être comprise ou non. Mon problème était que j’avais toujours des avis différents des autres, presque par intuition, et que je ne parvenais jamais à éprouver cette sorte de compassion que les autres prétendent éprouver à tous propos.  Mon entourage m’a souvent qualifiée d’insensible, par exemple. On m’a reproché aussi, et de façon récurrente, de tout intellectualiser, comme si c’était une anomalie, un défaut d’empathie, un manque de cœur, une froideur d’âme. Si bien que j’ai pris l’habitude de ne point trop me livrer. 

Je me savais différente mais, de façon à vivre dans un certain confort de normalité et de conformisme, je préférais feindre l’adhésion. Jusqu’à ignorer, ou plutôt étouffer, ce que je pensais de manière intuitive. Cependant, je vivais mal cette duplicité. Je me méprisais assez de ce manque d’intégrité, d’unicité de « moi ». Je posais, voilà. Je jouais un rôle social presque constamment, une sorte de jeu de mondanités qui me divertissait. 

La vie n’est-elle pas un jeu? Qui ne dissimule pas? Voilà comment je justifiais cette sorte de complaisance envers le commun, et comment j’excusais ma faiblesse et mon penchant pour les futilités mondaines. 

Je n’ai pourtant jamais pu me sentir en adhésion avec la morale universelle. Ce qui, heureusement, me retenait d’affecter trop souvent, de prendre à temps plein la posture commune. Tout en étant un petit animal mondain, un mouton suiveur et docile, il m’arrivait de balayer ces foutaises à grands coups d’éclat parfois. En surprenant tout le monde.

Le terrain était propice, en somme, et j’ai toujours revendiqué une grande liberté d’actes et de pensées, mais cela s’arrêtait là. J’étais une personne sociable, un mouton grégaire, et je m’enivrais de la compagnie d’autrui, que je recherchais en abondance. Je pressentais en loin comme une affirmation de moi me serait une difficulté sociale, comme je susciterais la colère, le dégoût, voire le rejet. Et je craignais d’être écartée du troupeau. 

Néanmoins, ne m’ayant jamais tout à fait reniée, je me consolais de mon manque d’audace et de probité intellectuelle au travers de la littérature. J’admirais les auteurs hardis, les irrespectueux, les outrecuidants et les libertaires. J’applaudissais les penseurs et les amoraux. Et je me nourrissais de leurs mots, comme un enfant couard se prend d’affection et s’identifie à un héros vaillant. Je buvais l’eau claire et fraîche de la pensée libre et de la raison par procuration, en quelque sorte. Je m’abreuvais de l’esprit d’autres, plus élevés, inaccessibles, morts souvent. Je me réjouissais que ces gens aient existé, mais je ne m’en imprégnais qu’en surface. Si j’intégrais leurs pensées avec enthousiasme, je feignais d’ignorer qu’il était à ma portée de les intérioriser en profondeur et de les faire miennes. J’anticipais en loin les désagréments d’un tel changement, sur ma vie sociale surtout, sur ce bonheur béat qui repose sur des enjolivements communs, des automatismes et des proverbes. Il est si simple de vivre sans penser. Il suffit de réciter le convenu, d’avoir le même avis que tout le monde, ce qui vous apporte non seulement une grande adhésion des foules, mais également une tranquillité d’esprit reposante. Seulement, c’est une torpeur éternelle, à bien y réfléchir. C’est diluer son essence dans un vide stérile, jusqu’à la dissoudre totalement. Vous n’êtes pas un individu, mais un objet de peu d’importance, fabriqué en série, remplaçable et négligeable. Vous ne valez rien, vous n’êtes qu’une réplique reproductible à l’infini. Vous êtes aimé pour de fausses raisons, puisque vous avez conscience de jouer un rôle. Plutôt que d’être distingué par vos particularités et vos mérites, vous êtes aimé pour une votre grande ressemblance avec le commun. 

N’importe, je me croyais plus clairvoyante que mon contemporain, dans le sens où j’avais conscience que je feignais. Je me contentais mollement de cette supériorité toute relative. Elle me réconfortait, disons. Dans le sens où je me savais un peu plus élevée par contraste. Ce qui est un leurre. À force d’adhérer même mollement, on déchoit jusqu’à ne plus savoir ce que l’on pense, jusqu’à douter de son propre jugement et jusqu’à revêtir des couleurs si pales qu’on devient tout aussi transparent et insignifiant qu’un autre. 

Peu à peu, le mépris de moi-même a entamé mon agrément frivole. Je n’étais pas moi, et je supportais de moins en moins de feindre d’adhérer à toutes sortes d’imbécilités non réfléchies. C’est à ce moment que j’ai orienté mes lectures, mieux sélectionné mes maîtres. J’ai élu, en somme. J’ai parfois pensé que je devais ce bouleversement de moi au hasard, qui aurait placé sur ma route quelques penseurs de manière opportune. Je n’y crois plus guère. Je sais aujourd’hui que j’ai trouvé exactement... ce que je cherchais. Il est évident que l’on parvient à un résultat probant lorsque l’on est résolu à trouver. 

Mes lectures nouvelles n’ont pas eu d’effet immédiat sur moi, bien au contraire. Il y a d’abord eu la stupeur, le scepticisme, l’envie de contredire l’évidence, autant de réactions de défense, d’instinct de préservation de sa félicité béate. Je savais que ce que je lisais pourrait me changer de manière irréversible et vertigineuse si je l’intégrais en profondeur. J’avais peur des affres de la solitude et de la dépression, notamment. Je redoutais de perdre mon mirage de bonheur. Et la peur incite à des automatismes de protection, tels que l’opposition bête, le désaccord de principe, la révolte bornée et l’étroitesse d’esprit. J’ai eu ces réactions épidermiques, étrangement mêlées d’une fascination pour des idées que je n’avais jamais lues ailleurs, et éclatantes d’une vérité qui écrase. Durant des mois, j’ai oscillé entre fascination et défiance, entre adhésion sincère et désaccord scandalisé, sentiments contraires et aussi étroitement mêlés que le sont l’amour et la haine. C’était, avec le recul, une manière de résistance au grand changement. Je pressentais comme l’assentiment total m’obligerait à admettre mes insuffisances et ma vacuité non seulement, mais comme il serait à l’origine d’un grand bouleversement de ma personne, et enfin comme il marquerait l’arrêt irrémédiable de mon bonheur simple et ignorant. 

Peu à peu, les craintes se sont tues. Un sentiment ne vaut rien face à la raison. Je me suis regardée avec cette lucidité froide qui oblige aux constats les plus terribles, mais les plus salutaires, aussi. 

Cependant, le changement ne m’a été d’aucune douleur. Paradoxalement, je ne me suis contrainte à rien. C’est tout naturellement que m’est venu le goût de m’inspecter, de m’interroger, de réfléchir. Peu à peu, et par expérience plus que par discipline, je me suis méfiée des évidences, les remettant en question de plus en plus souvent et de plus en plus profondément. Je suis parvenue, je crois, à ne plus avoir d’opinions de principe, à n’avoir d’avis que réfléchis, à ne plus rien réciter, en somme. 

Je me suis aimée, ainsi. Plus que je ne me suis jamais aimée. Je me sentie être. Je devenais un individu, et pas un débiteur-robot de formules toutes faites. Je n’étais plus le commun. J’étais enfin quelqu’un. 

Mais comme je l’avais pressenti, le raz de marée n’a point été sans conséquences sur ma vie sociale. Renoncer à toute naïveté, à toute complaisance de façade, renoncer à feindre, à ces nombreux proverbes qui prétendent que l’autre a toujours quelque chose à enseigner, c’est être toujours seul. C’est affiner des manières de sélection de plus en plus rudes à mesure que l’on s’élève en individualité, et finir par ne plus élire personne. C’est constater comme tous disent pareil, avec souvent les mêmes mots, comme tous récitent les mêmes adages moraux. On se sent seul, si seul humain entouré de clones-robots que c’en est affligeant. 

Bientôt l’autre n’émet qu’un brouhaha connu, qu’une chanson entendue mille fois  et que l’on discerne en loin comme un bruit de fond qui vient contrarier notre réflexion. Bientôt l’autre est une importunité dont on préfère éviter la compagnie. On a échangé avec lui mais on n’a rien appris. La conversation n’aura été qu’une suite de convenances veules, et l’on réalise avec effroi que l’on s’est entretenu avec une sorte de machine, qui débite inlassablement une quantité réduite de phrase préenregistrées, qu’elle place à propos dans une conversation comme autant de réponses programmées. La machine ne réfléchit pas, elle récite inlassablement, sans même s’en rendre compte. Et un autre est construit sur le même modèle, et puis encore un autre. Mon contemporain est fabriqué en série, quand j’aimerais converser avec un cerveau bien fait, de bonne facture, un être original, à la manière des objets qui ne sont produits qu’en un exemplaire unique. Cela n’advient que rarement. 

J’avais craint d’être rejetée par les autres, quand c’est moi qui m’écarte, dédaigne et discrimine. Je ne sais plus, je le jure, me satisfaire de quelques qualités faciles. Je ne sais plus penser que chacun vaut quelque chose et mérite d’être aimé et estimé pour ce qu’il est, même s’il n’est rien. 

Je ne parviens plus à me distraire des bavardages robotisés. Je ne m’amuse plus en compagnie. Iriez-vous au théâtre pour voir et revoir toujours la même scène, répétée inlassablement, que vous connaissez par cœur et qui ne vous émeut plus? Je ne sais plus « m’amuser ». J’ai perdu la naïveté nécessaire aux distractions légères, aux conversations insouciantes. Elles m’assomment. Et, dans ce bruit de fond redondant, je puis juste à présent m’impatienter et m’irriter de ma perte de temps. 

Et pourtant, pourtant, je ne regrette rien. Je sais élire, je discerne, je suis quelqu’un, enfin. 

Et je m’aime ainsi.

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Commentaires
J
Bonjour Val,<br /> <br /> J'ai tout lu, et pris le temps d'assimiler ce remarquable "vidage de ballast" - pour dédramatiser un peu la chose en termes de sous-mariniers. Sous marinier (mot plutôt masculin) qui n'a pas hésité à plonger profond dans les eaux troubles d’un mental qui n’aime pas précisément qu’on s’immerge en lui pour dire en surface ce qu’on a vu au fond.<br /> <br /> N’ayant pas la connaissance nécessaire à de profonds et doctes commentaires, je dirai simplement qu’il faut une sacrée dose de courage pour écrire de telles lignes – et les rendre publiques. <br /> <br /> Un exercice sans filet (de pêcheur alors), et j’en reste admiratif !<br /> <br /> <br /> <br /> J’opère pour ma part depuis une quinzaine d’années un voyage approchant le tien par la méditation zen (zazen), que j’ai aujourd’hui la faiblesse de croire bénéfique autant pour moi que pour mon entourage, mais mes plongées ne sont pas aussi profondes – de l’apnée disons, pour conserver le thème aquatique. <br /> <br /> <br /> <br /> Admiratif pour une telle auto-analyse je répète.
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B
C'est mignon.
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H
Bravo pour ton parcours ! Bienvenue au club de ceux qui ne se prennent pas pour une merde.
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A
La dernière phrase évoque l'amour de soi… c'est déjà un potentiel point de départ vers l'amour d'autrui…<br /> <br /> un bilan d'étape intéressant…<br /> <br /> une évolution certaine, d'ailleurs visible pour ceux/celles qui t'ont suivi sur ce blog (dont je ne suis qu'un intermittent du spectacle…)
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H
Voilà un témoignage remarquable sur l'initiation à la dignité de l'individu - un des textes à mettre en exergue d'un ouvrage collectif sur la nécessité à se conduire. Décisif et personnel, comme une pierre de taille.
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