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Val ...
14 septembre 2020

Voyage au bout de la nuit ( Louis Ferdinand Céline)

Faut-il encore évoquer ce qui est pensé tacitement lorsque l’on fait allusion à Céline ? Est-ce utile de revenir une fois de plus que ce que j’ai mentionné jadis au sujet de Matzneff ou de Polanski ? Ce débat ne m’intéresse guère à présent, dans le sens où j’en ai déjà fait le tour. Au mieux, je puis répéter, non stupidement mais parce que cette analyse m’a semblé très juste, ce que j’ai lu et compris quant à une certaine aigreur rageuse de la part de quelques artistes dont Céline est le cas le plus connu et le plus flagrant. Quelle différence entre un génie gentil et un autre, le même peut-être au départ, immoral ? Il semblerait qu’il s’agisse du manque de reconnaissance de ce dernier pas ses « pairs ». Céline justement a reçu les foudres degueulantes de la critique de l’époque et des écrivains, qui se sont déchaînés sur son second roman, méprisant son style, niant son talent, ne le considérant pas comme l’un des leurs. Comment ne pas être gentil lorsque l’on a connu une reconnaissance et un succès immédiats ? Le monde nous aime, alors on le lui rend bien, c’est dans l’ordre des choses. On a à perdre, on tient à préserver une certaine unanimité. Comment ne pas être blessé, aigri quand on se sait du talent, du génie, que les autres refusent de voir, ne lançant que des attaques injustifiées ? J’imagine tout à fait le sursaut d’humeur, l’homme sali à tort qui se débat jusqu’à se fourrer dans une posture provocatrice et haineuse, parce qu’il n’a rien à perdre au fond. 

Croyez-le bien, je n’excuse pas Céline. De même que je ne le condamne pas. Je m’en fous. D’ailleurs je déplore assez cette rancune si elle en est une. Le supérieur devrait pouvoir rester indifférent aux attaques des plus petits que lui, prendre la hauteur suffisante pour s’en blaser et regarder son contemporain de haut, avec l’indulgence que l’on a pour un enfant qui dit une sottise. La reconnaissance de « pairs » plus petits que soi ne devrait pas être un but, ni même une attente, tout comme le succès. Quand on connaît son contemporain, on ne souhaite tant pas qu’il nous aime. 

Céline est certainement l’un des plus grands écrivains du XXeme siècle, le plus novateur aussi, le plus audacieux, et si cela plonge certains dans un certain malaise, cela m’est tout à fait égal. D’ailleurs, l’état français lui-même lui reconnaît à moitié une très grande valeur, de manière dissimulée peut-être. N’a-t-il pas dépensé plus de dix millions d’euros pour que le manuscrit de Voyage au bout de la nuit devienne la propriété de la bibliothèque nationale ? Très cher payé pour la relique d’un homme méprisable je trouve. 

Néanmoins, je dois avouer que je me suis retenue des années de lire une œuvre de Céline, et sous le seul prétexte qu’il en soit l’auteur. J’étais emplie à l’époque de bonne moralité et de dégoût pour tout ce que je considérais comme « inhumain ». Je redoutais de l’admirer sans doute, ce qui aurait fortement ébranlé mes idées bien propres. Je le rejetais donc sans l’avoir lu, par cette sorte d’automatisme commun et manichéen. Comme nombre de mes contemporains. 

Pour ne pas le négliger, je vais commencer par le style de Céline. Un style fortement typé, reconnaissable, non consensuel. Céline a tout à fait inventé un style. Imitable probablement en surface, mais seulement si l’on exclut les formules magnifiques d’originalité et de justesse. C’est une langue parlée retranscrite, une sorte d’argot parisien qui ne craint ni les répétitions, ni le langage familier. Une langue à la fois populaire mais raffinée, parce travaillée, aux mots choisis, et d’une puissance évocatrice incroyable. Ses phrases grincent magnifiquement, emplies d’un cynisme réjouissant. Celine éblouit de vérité froide. Sa grande lucidité  le rend faussement cruel, presque morbide, sombre. Mais c’est le monde qui est ainsi. Il ne fait que le décrire avec une précision méticuleuse. Celine n’est pas pessimiste. Céline est un observateur réaliste. 

Voilà à quoi l’on distingue un chef-d’œuvre en style : des formules uniques, jamais lues ailleurs mais qui apportent au récit, n’étant pas qu’une sorte d’ornement, de fioriture pour faire du beau ou pour se montrer original, mais qui au contraire servent à l’auteur en exactitude rigoureuse. 

Voyage au bout de la nuit m’a fait l’effet d’une sorte de voyage initiatique « à l’envers ». On suit Bardamu pendant quinze années, durant lesquelles il survivra à la guerre, se rendra aux colonies africaines, crèvera de faim aux États-Unis, ne connaîtra que des dépits amoureux, puis s’installera en tant que médecin dans une banlieue miteuse où aucun patient ne pourra le payer, et tout cela pour finir employé et puis directeur malgré lui d’un asile, le tout sans volonté aucune. Bardamu se laisse diriger par une sorte de hasard qu’il ne tente jamais vraiment de déjouer. Il se laisse porter, en somme, sans réelle résolution ni aucune ambition. Sa vie se résume à l’évitement des ennuis surtout. Guère plus. L’intrigue est simple mais le personnage est profond. Il ne choisit pas même ses amis. Il subit Robinson comme un coup du hasard, le sortant de la merde pour s’éviter à lui des ennuis. Il n’y a pas d’héroïsme, pas de romantisme, pas de belles vertus. On fait comme on peut, on s’accommode de ses lâchetés et on traverse la vie ainsi, voilà tout. 

La guerre est décrite telle qu’elle est, dans toute sa cruauté. Les hommes sont terrifiés, jetés là contre leur volonté, déshumanisés. Il n’y a pas de bravoure au front, mais la somme de toutes les peurs individuelles. Le soldat ne veut pas tuer de l’allemand ni défendre sa patrie. Ses préoccupations sont des instincts de préservation de son existence. Manger, dormir, ne pas se prendre un obus et si possible déserter ou tomber malade. Quitter l’enfer. Sans se faire prendre. 

Les femmes sont avant tout des corps et la promesse de réjouissances sexuelles. Elles sont des bassins à saisir, des culs à regarder, des cuisses entre lesquelles s’engouffrer, des muscles saillants, de la chair à peloter. Lola, l’américaine, lui donnera envie de découvrir l’Amérique, avant tout parce qu’il imagine les femmes à son image, et qu’il songe aux bonheurs charnels qu’il pourrait trouver à chaque coin de rue. Un tourisme sexuel en somme. La femme ne réfléchit pas, elle est animal sensuel, source de plaisir infini dans laquelle on pénètre pour oublier un peu la nuit. L’amour, lui, n’existe pas. L’amour est illusion et n’apporte que plaisir de corps et amertume de tête. 

Bardamu est un anti héros qui maîtrise la lâcheté et la pratique comme un art de vivre. C’est un homme en somme, qui s’arrange avec ses compromis, qui se défausse plutôt que de s’exposer au danger immédiat ou à venir, qui anticipe les avantages qu’il peut tirer d’une situation. Il n’est pas brillant, ni fort, ni vertueux. Le monde est sale, alors il est comme le monde, voilà tout. Il s’adapte. Et il se contente de sauver sa peau, tant pis pour l’intégrité. S’il faut fuir, il fuit, s’il faut mentir il ment. C’est simple, c’est un arrangement, une sorte de capacité d’adaptation à son environnement immédiat. Bardamu ne croit en rien, il est un peu veule, indifférent au malheur d’autrui, avare, profiteur, et lâche. Bardamu est un homme, ni pire ni meilleur qu’un autre. D’ailleurs les autres sont bien comme lui. Pire sans doute. Robinson peut tuer pour de l’argent, une belle-fille en donner pour se débarrasser de la vieille, une bourgeoise laisser mourir sa fille plutôt que l’on sache qu’elle vient de se faire avorter. Paradoxalement, seule une prostituée est différente et l’aime « pour rien ». Pourtant il la fuit. Tout cela semble terriblement sombre, pessimiste et donne une image peu glorieuse de l’humanité. Cependant le monde est-il peuplé de héros, de figures d’intégrité morale, ou bien de gens soucieux seulement d’eux-mêmes, sans idéaux ni principes ? 

Le travail n’a rien d’élevé. On ne s’y accomplit pas. Tous les métiers ne sont qu’une somme de travers que le professionnel tend à dissimuler. Le soldat, l’employé aux colonies, l’ouvrier chez Ford, le médecin de banlieue, l’employé d’un asile, le directeur, tous sont piètres. On inflige de mauvais traitements, on ne sait guère soigner, on ne fait aucun zèle, et c’est à peine si l’on connaît son travail. On l’exerce par automatisme, on y est paresseux et négligeant sauf si on a un intérêt à ne pas l’être, on s’arrange pour rendre sa charge de travail la moins lourde possible. Qui pourrait nier cela ? J’irai plus loin : qui peut prétendre ne pas s’être reconnu en loin ? Bardamu est universel. Il est l’homme montré à nu, de manière impudique et vraie. 

La voyage de Bardamu est l’apprentissage, dès le début avec la guerre, de la misère et de la vacuité de l’existence. La vie est un enchaînement de hasards et peut se dérouler toute entière ainsi, par suites de bons ou mauvais coups du sort, sur lesquels on ne peut agir que moindrement et surtout pour éviter la casse. Et de manière cupide ou lâche le plus souvent. C’est une grande désillusion qui prend naissance très tôt, dès la guerre. Le reste n’est qu’une suite de confirmations jusqu’à l’amertume finale. Bardamu erre plus qu’il ne vit, dans un monde absurde et entouré de fous. Il est plus observateur que vivant d’ailleurs. Il se regarde vivre, balloté d’un lieu à un autre, d’une fonction à une autre. Il n’est pas acteur de son existence, il la subit. Et c’est toute l’absurdité de la vie qui est magnifiquement et terriblement dépeinte. 

J’ignore au juste si j’aime Bardamu. Il est un prodigieux analyseur, certes. Et fort observateur. Il connaît son semblable et n’en n’attend rien, de même qu’il n’attend rien de l’existence. Ses lâchetés ne me dérangent guère. Il n’est pas pire qu’un autre. Lui les avoue, voilà tout. J’ai une admiration aussi pour les individus capables d’un tel recul, ou d’une telle indifférence, qu’ils sont blasés de chagrin, de déception, de larmes. Bardamu est ainsi, rien ne l’affecte en profondeur. Il n’a rien à perdre et ne tient à rien, ce qui lui confère une grande liberté d’esprit. Il est tout à fait détaché des sentiments communs, de ceux que l’on s’invente en général. Pourquoi regretter ou pleurer une perte quand on n’y peut rien ? Lui est débarrassé de ces tortures mentales qui encombrent l’esprit. D’ailleurs, il n’aime personne. Il ne rend pas visite à sa mère, et son ami Robinson est un fardeau. S’il garde le souvenir d’anciennes maîtresses, ce n’est jamais avec beaucoup de nostalgie. Ni même de ressentiment d’ailleurs. Bardamu ne pardonne pas, il oublie. Il n’a rien à pardonner puisqu’il n’est en rien affecté. Il se fiche également de se faire une place dans la société, n’est pas avide de reconnaissance. C’est très pratique : il ne cherche nullement à plaire, il n’a personne à séduire. Lorsqu’il devient directeur de l’asile, ça lui est égal. Il ne cherche non plus ni mariage ni enfant. Bardamu est un solitaire par choix, et ces usages lui sont étrangers. 

Si ce tempérament si détaché paraît admirable, il est tout autant décevant. Bardamu ne cherche nullement à s’élever. Il ne veut exceller en rien. C’est une sorte de petit animal qui se terre pour assurer sa survie. Il ne prend aucun risque, n’a aucune audace, aucune ambition. 

Bardamu est un homme de l’espèce la plus répandue, à la différence que la majorité ne le reconnaît pas, se persuade d’être un bon professionnel, se pare d’un sentimentalisme feint. 

Néanmoins, je n’ai rien appris de ce roman, si ce n’est l’exemplarité d’une écriture sans faille. Celine n’y est pour rien. J’ai seulement réalisé que je connaissais Bardamu depuis la sortie de l’enfance. J’ai reconnu mon père. Avec une exactitude quelques fois déroutante. Mon père s’est toujours ainsi laissé porter, et s’il a pu le dissimuler au monde, il ne s’est jamais soucié du regard scrutateur que sa fille silencieuse et transparente posait sur lui. Il est entré au séminaire comme on est poussé par le vent. Le curé avait vu en lui une âme pieuse, il n’a pas nié. Après tout, il y était nourri et logé, il étudiait gratuitement. Il ne s’est pas marié, il s’est laissé épouser. Et si je n’étais pas pour lui une importunité, je n’étais pas source d’une réjouissante paternelle non plus. J’étais là, voilà tout. Il s’en accommodait. Il n’a pas pleuré son épouse mais a seulement réalisé qu’il serait emmerdé dorénavant, seul avec une enfant. Même la fin de sa vie il l’a subie avec une sorte de passivité mi indifférente, mi lâche. Si la légende familiale prétend qu’il a eu peur des hôpitaux ou qu’il a préféré « rester avec sa fille jusqu’au bout », moi je sais qu’il a simplement trouvé qu’il était plus emmerdant de lutter et de se soigner que d’attendre, ne rien faire, n’avoir à décider de rien. Je m’éloigne du sujet un peu, mais pas tant finalement. J’ai prétendu plus haut que ce roman de m’avait rien appris. À bien y réfléchir, il m’a appris énormément sur moi-même. À quinze ans, j’avais, par observation, instinct et déduction, la même lucidité que Céline concernant l’humain. Et puis j’ai régressé par conformisme. Pour être heureuse, peut-être. Dans une béatitude naïve, commode, confortable. La tranquillité d’esprit ne peut s’atteindre que par le déclin intellectuel. Ainsi, j’étais bien plus clairvoyante à quinze ans qu’à trente. Bardamu a vu l’homme tel qu’il était parce qu’il a connu la guerre entre autres, parce qu’il a côtoyé toute la réalité du genre humain. Moi aussi, en un sens. Mon père m’a probablement apporté plus que s’il avait été aimant et conventionnel. 

Voyage au bout de la nuit m’a subjuguée, autant pour le style que pour la justesse psychologique. 

Et, je le jure, c’est sans provocation aucune que j’affirme que si j’avais Louis Ferdinand Céline devant moi, je ne lui cracherais pas à la gueule mais lui sourirais et lui tendrais volontiers ma main.

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Commentaires
C
Vous avez écrit que "Céline est certainement l’un des plus grands écrivains du XXeme siècle, le plus novateur aussi, le plus audacieux", mais, avez-vous lu plus d'un de ses livres ?
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A
J'aimerais rétorquer à ta critique une "contre-critique", notamment sur le style de Céline, comme je l'ai déjà fait à ton intention avec Lovecraft. Ta démonstration de la qualité d'homme ordinaire du personnage de Bardamu est très bien exposée et se défend de toute contradiction. Le style, par contre, nécessite peut-être que l'on confronte plusieurs lectures de façon à affirmer avec certitude s'il est vraiment remarquable ou non, et en quoi il est le résultat d'un travail laborieux et pertinent.<br /> <br /> Pour le reste, ton analyse est solide !
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F
L'histoire avec le père est intéressante mais trop personnelle. Je ne vais pas pouvoir l'exploiter pour parler du livre dans une soirée.
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A
Bonjour,<br /> <br /> je lis votre blog depuis quelques mois.<br /> <br /> C'est un bon billet, bien écrit, réfléchi et courageux en ces temps de doxa indignée - si tant est que l'on puisse parler de courage à propos de l'acte d'écrire.<br /> <br /> En tout cas, il m'a donné envie de me replonger dans les souvenirs impérissables que m'avait offerts la lecture de cette oeuvre, il y a trente ans.<br /> <br /> Il ne dit rien de l'intimité de Céline dans l'analyse de son roman, ce qui fait la principale qualité de votre critique. Vous n'assimilez pas, comme tant d'autres, l'oeuvre à la vie de son auteur, ce qui n'est pas seulement devenu une façon vulgaire de construire sa pensée, la "chose" étant aujourd'hui ordinairement obscène.<br /> <br /> Bardamu est évidemment d'une modernité stupéfiante. Ils sont nombreux, les Bardamus, et ont toute ma sympathie.<br /> <br /> Bonne soirée.<br /> <br /> Alban
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J
Bonjour Val, <br /> <br /> c'est en tout point remarquable, je reste confondu devant ta vision, qui ne m'est pas apparue aussi précise ni aussi profonde au terme de deux lectures de "Voyage au...", et qui m'incite fortement à en entreprendre une troisième.<br /> <br /> Franchement, sincèrement, bravo. Et merci.
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