Le père Goriot, (Honoré de Balzac)
Je me souviens parfaitement de ma première lecture du Père Goriot. J’étais lycéenne et, ayant peu lu encore, j’étais facilement impressionnable. Le Père Goriot m’avait paru alors écrasant d’excellence. Aussitôt, la Comédie Humaine tout entière m’avait intéressée et fascinée. J’y avais deviné le travail titanesque, y avais perçu le souci du détail, l’exactitude des formules. J’ai lu Balzac durant toute une année, et puis j’ai été attirée par Zola et ses Rougon-Macquart qui l’a largement supplanté. Je n’avais jamais osé relire le Père Goriot depuis mes seize ans. Sans doute ai-je craint d’abîmer le souvenir, de détrôner le maître initiateur à l’origine de mon goût pour la littérature, car c’est bien Balzac le premier que j’ai admiré. J’ignore si je l’aurais relu un jour si des circonstances ne m’y avaient pas obligée. Je ne pense pas. Non pas qu’à présent je veuille encore garder mes illusions, mais plutôt que je n’y voyais pas l’intérêt. Je savais que je serais déçue et que j’y perdrais mon temps. J’avais conservé suffisamment de souvenirs pour pouvoir en être certaine.
Je ne serai pas exhaustive et ne proposerai pas une critique conventionnelle de cette œuvre. Il doit y en avoir des milliers consultables en ligne, et autant de résumés et d’analyses du style balzacien.
Le Père Goriot est probablement l’un des romans les plus représentatifs de Balzac. Tout y est, le bon comme le mauvais. D’ailleurs, qui veut caricaturer Balzac ironisera sur la circonférence d’une cheville où une longueur de jambes. Il me semble bien que c’est ce roman qui lui a fait cette réputation, qu’il a certes entretenue ensuite. J’ai toujours défendu Balzac sur ce point. Les longues et précises descriptions permettent au lecteur une parfaite immersion dans l’environnement qu’il s’apprête à narrer. Cependant, et bien que parfaitement écrites elles sont tout de même assez impatientantes. Néanmoins, elle ne sont pas inutiles. L’idée que la pension et la propriétaire se ressemblent est drôle et fine. Et puis, elles sont probablement une leçon de style et d’exactitude d’écriture.
Concernant les personnages, Balzac les exploite encore et encore, les use même jusqu’à la moelle. Rastignac évidemment, le jeune homme ambitieux désireux de dévorer Paris grâce aux femmes, et qui y parviendra, épousant finalement, bien plus tard, la fille de sa maîtresse dans un autre roman. Rastignac le naïf apprend l’immoralité, les faux-semblants, les lois tacites d’une société où tout n’est que figuration et apparences, et dans laquelle il faut avancer masqué. Et puis Vautrin, l’amoral anti conventionnel, homosexuel sans doute, et sorte de brigand clairvoyant et lucide sur le monde qui l’entoure. Vautrin est le diable tentateur, à la fois mystérieux et fascinant. Goriot, le père, comme Balzac aime à en décrire. Je me souviens également du Père de Eugénie Grandet, autre figure paternelle à l’opposé de Goriot, avare jusqu’à nuire à sa fille. Et de tant d’autres pères dont Balzac raffole. Vautrin aussi voudrait d’ailleurs être un « père » pour Rastignac, d’une certaine manière.
Toutes les classes sociales sont représentées en un même roman. Du domestique de la pension, en passant par les petits bourgeois qui y sont logés, les étudiants sans le sou, l’aristocrate provincial pauvre qui monte à Paris pour faire son droit, la propriétaire veuve et avare de la pension, et puis l’ancien commerçant, le financier, la haute bourgeoisie et enfin la grande aristocratie du faubourg Saint-Germain. Le Père Goriot semble un condensé, une concentration de tout ce que la comédie humaine décrira plus tard à la loupe. Et chacun est méticuleusement décrit, analysé, dans ses forces comme dans ses bassesses les plus ignobles. Plus que les autres catégories, Balzac frappe fort sur cette aristocratie de la Restauration, qui possède « les vices de sa condition sans en avoir les vertus ». Mais qui ignore que, paradoxalement, le royaliste qu’il était ne rêvait que d’y être admis en vain ? Allant même jusqu’à orner son nom d’une particule.
N’importe, Balzac décrit Paris en naturaliste, une ville tout entière corrompue, cupide, opportuniste et fausse.
Faut-il parler de Goriot, qui n’est finalement pas le personnage principal du roman mais une sorte de prétexte à décrire cette aristocratie qui pervertit tout, jusqu’à l’amour filial ? Sinon pour montrer comme le désir d’ascension sociale pour ses filles pouvait alors ruiner un père a l’époque ? Évidemment, Goriot est le père excessif, obstiné dans un amour presque mystique, et, j’ose le suggérer, quasiment incestueux. Cette obsession pour ses filles va jusqu’au ridicule, tant qu’on a du mal à compatir.
Des erreurs, des anachronismes historiques sont sans cesse relevés par l’éditeur, faisant l’objet de notes de bas de page à rallonge, et j’ignore si j’ai été plus importunée par ces notes incessantes ou par la fait que Balzac se soit tant trompé. Les deux, sans doute. C’est tout de même, à la longue, un sacré manque de rigueur. Des citations aussi sont prêtées à tort à des auteurs, preuve qu’il écrivait « de mémoire », sans vérifier ses sources. J’ai d’ailleurs souvent eu l’occasion de relever des incohérences dans sa Comédie Humaine même. Alors, évidemment, comment s’y retrouver parfaitement avec deux-milles personnages ? Mais enfin, personne ne l’a forcé à en créer autant.
Attention, Le Père Goriot reste une œuvre comme on n’en fait plus, ou rarement. Balzac a ouvert la voie du réalisme, de l’exactitude. C’est un précurseur. Il a probablement influencé Maupassant - je pense notamment aux similitudes entre Rastignac et Georges Duroy - et surtout Zola. Son œuvre est titanesque, monumentale, impressionnante en nombre comme en qualité.
Cependant, j’ai tant lu depuis la découverte de ce roman qu’il est à présent largement supplanté, même par des réalistes. Mais n’est-ce pas le but sublime d’un romancier, de dépasser le maître ou le précurseur, d’aller au-delà de ce qu’il a admiré ? Balzac aura permis cela et ouvert la voie de l’excellence romanesque.