S’il m’est facile de distinguer un bon écrivain par la qualité de ses écrits, par des tournures inédites et pertinentes, par la précision du choix de ses mots, en somme par l’impression esthétique particulière laissée à sa lecture, je différencie ce bon artisan-écrivain de l’artiste tout à fait accompli. Ce dernier aura su ajouter non seulement une profondeur sur le fond de ses écrits, mais également une rigueur structurelle de son intrigue, de sorte que rien dans le récit n’est laissé au hasard, que tout prend sens et est partie intégrante et indispensable d’un tout : l’œuvre. Ces deux qualités indispensables ne sont en rien des dons. C’est de travail rigoureux dont il s’agit, d’une volonté de constante amélioration, visant la perfection littéraire. Pourtant, un bon écrivain, même s’il a atteint une certaine forme d’excellence, n’est encore qu’un faiseur d’art s’il ne va pas au-delà de ces deux critères pourtant fondamentaux.

Plus haut encore, on trouve la grande intelligence, et si j’ose dire : le génie. Le meilleur écrivain n’est encore pas un esprit s’il n’a pas fait montre d’un discernement implacable, s’il n’a pas rendu compte de ses observations et réflexions sur le monde qui l’entoure et sur ses semblables. C’est ainsi que je puis être profondément déçue par une œuvre malgré une technique fort maîtrisée, un style impeccable et une intrigue bien menée. Il suffit pour cela que l’auteur suggère ou expose des lieux communs, notamment moraux, qu’il insinue - même implicitement- que l’homme est bon. La philanthropie me dérange, parce que celui qui la prétend a manqué quelque part. Soit il est hypocrite et se livre à un exercice de mensonge visant à vendre des livres, soit il est de bonne foi, et c’est peut-être pire encore : c’est qu’il n’a pas réfléchi à l’humanité, qu’il s’est contenté de penser ce qu’il est décent de penser.

C’est est prison que Genet rédigea Le condamné à mort et Haute surveillance. Univers qu’il connaît bien puisqu’il fera l’objet de nombreuses condamnations et sera incarcéré à plusieurs reprises, pour des temps plus ou moins longs. Genet est un génie asocial, tout en paradoxes mais sans incohérences néanmoins, à condition de voir au-delà du premier degré. Misanthrope, il célèbre pourtant l’homme, mais pas tous les hommes. L’homosexuel bien sûr, le travesti, la beauté des traits masculins, mais aussi l’assassin, et ce jusqu’à magnifier le mal, la destruction, le crime dans ses aspects les plus sordides. Genet aime l’homme quand il le voit comme objet de désir et de plaisir, ou bien quand ce dernier est un meurtrier. Et c’est logique, en somme, qu’un misanthrope célèbre l’assassin.

Le condamné à mort est un long poème. Très audacieux et impudique. J’ai été fascinée par cette écriture à la fois osée et extrêmement superbement subtile, précieuse, très distinguée. C’est un poème tout en paradoxes, à l’image de son auteur. Une ode à l’homosexualité cependant fort virile - je n’avais jamais associé ces deux mots, homosexualité et viril, en littérature - et d’un lyrisme terriblement cru, ce qui constitue un deuxième et saisissant contraste. Ce poème est une sorte de fournaise, tout bonnement. C’est un grand défoulement, de bestialité sexuelle d’abord, évoquant des corps d’hommes musclés, et d’une certaine violence également, évoquant la mort, érotisant sinon le meurtre, du moins son auteur. Ainsi, le sexe et la violence ne font plus qu’un, indistincts comme dans les fantasmes les plus inavouables. Les accouplements virils s’apparentent à des combats. L’univers carcéral y est décrit dans son intimité la plus impudique : sexe et violence.

C’est un grand feu qui attise et fascine, réjouît et échauffe aussi bien l’esprit que le corps. Aucun mot n’est à jeter ni à négliger. Le lecteur est tantôt impressionné par la qualité de l’écriture, par la tournure juste et inattendue, par une langue maîtrisée, travaillée, ciselée et respectant une forme assez classique, tantôt émoustillé et secoué en son corps par la sensualité, ou plutôt l’érotisme indécent des évocations. L’emphase grandiose et dosée sublime la pornographie la plus dépravée. L’audace quasi provocatrice se prolonge jusque dans la mention du destinataire de ce poème, adressé à « Maurice Pilorge, assassin de vingt ans ». Le mal est objet de désir, l’amour et le crime se côtoient et s’accouplent, et pas n’importe où. Ils baisent ensemble, en des râles rauques masculins et dégoulinant de sueur, mais sur un lit de bois précieux, dans des draps de soie les plus raffinés et odorants qui soient : ceux de l’esthétique poétique, de la grâce et de la splendeur d’une forme assez classique. Et ce mélange est harmonieux, Ô combien.

Haute Surveillance est une pièce de théâtre à huis-clôt mettant en scène trois prisonniers enfermés dans une même cellule. L’un d’eux a tué une femme et attend son exécution. Les deux autres, condamnés pour des crimes de moindre importance, sortiront bientôt. Cependant, chacun des deux admire plus ou moins secrètement l’assassin. Ils sont tous deux fascinés par le tueur qui, a son tour, sera bientôt guillotiné. Et c’est tous les codes sociaux et moraux qui sont inversés, et à plusieurs degrés. Les deux petits criminels admirent ce qui les surpasse, ce qu’ils n’ont pas réalisé, c’est à dire le meurtre, qui constitue pour eux l’expression de l’excellence, l’aboutissement, l’œuvre ultime et indépassable. Et la condamnation à mort est vue comme la récompense suprême, comme la reconnaissance d’un exploit particulier. C’est presque une mystification de l’assassin, un évangile inversé, ou les disciples se réjouissent presque de la mort de leur prophète, puisque sa mort marquera son avènement. Au surplus, cette exécution redoutée ou attendue lui confère une grande aura qu’ils lui envient. Elle le distingue déjà des autres détenus, le plaçant beaucoup plus haut spirituellement. Il est déjà presque parti, du moins il se trouve à mi-chemin entre l’existence morne et les hauteurs, toujours vivants mais ayant sa mort prochaine pour seule compagne. Cette attente digne de la mort l’embellit, le dotant d’une inaccessibilité, d’une sorte de sagesse imprenable qui leur est très attirante. Il est pour ainsi dire déjà ailleurs, s’est élevé au rangs « d’au-dessus des vivants ».

Alors, il suffira d’une broutille, d’un prétexte à une querelle pour le rejoindre et goûter aussi à cette élévation. C’est Lefranc qui lancera les hostilités pour pas grand motif et étranglera Maurice, dans leur propre cellule et sous les yeux de celui qu’il admire. Il a agi, voilà. Comme le disciple accomplit son œuvre d’imitation sous le regard du Maître. Et c’est par cet acte qu’il le rejoint dans la castre de ceux qui attendent leur exécution, et qu’il accède, en somme, aux mêmes hauteurs.

Le titre, Haute Surveillance, quand on peut assassiner son codétenu en deux minutes et ce alors qu’un gardien est à proximité, porte à sourire. La légèreté de la dispute est d’un bel humour aussi. De l’humour noir, délicieux et indécent : les deux petits délinquants se disputent pour savoir lequel des deux pourra, une fois sorti, se taper la femme du troisième qui, d’ici là, sera passé à l’échafaud. Lequel les écoute se disputer sa femme avec le détachement le plus indifférent qui soit.

J’ai lu la quatrième de couverture de l’éditeur (Gallimard) et elle me laisse non seulement perplexe, mais aussi tout à fait incrédule. L’éditeur conclut à un échec final, à l’avortement d’un projet (de mariage ?), à une sorte de gâchis causé par un acte impulsif. Et à mon avis il se trompe lourdement. Il n’a pas saisi la profondeur de l’œuvre, il s’est contenté de lire la pièce au premier degré. Si Lefranc veut effectivement récupérer la femme de « yeux-verts » pour être un peu lui par procuration, pour prendre sa place dans le monde des vivants tant il l’admire, il n’échoue en rien par le meurtre de son rival, bien au contraire. Non seulement, en le tuant, il lui empêche d’avoir la femme, donc de le devancer, mais surtout, en devenant meurtrier lui-même, il accède à bien plus qu’à la place conjugale de celui qu’il admire et aurait voulu être. En tuant à son tour, il devient quelqu’un par lui-même, il s’élève au plus près de son objet d’admiration en pouvant à présent d’admirer lui-même. Il a agi. Il ne sera pas « yeux-verts » par simple procuration, mais s’est accompli. En trois secondes.

Le Condamné à mort, suivi de Haute Surveillance ( Jean Genet)

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