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Val ...
13 février 2021

T’en va pas

Je me suis longtemps demandé si j’allais écrire ce texte. C’est que l’idée d’un sentimentalisme exacerbé servant de support à l’écriture  me révulse généralement. Cependant, j’ai songé que l’expression d’un sentiment, lorsqu’il est strictement sincère et retranscrit de la manière la plus fidèle qui soit, sans pathos ni exagération, n’est pas du sentimentalisme tout à fait. J’entends par là que je n’ai pas appelé le sentiment, ne m’y suis pas vautrée par plaisir d’épanchement ni par anticipation d’écriture. C’est lui qui m’a saisie par surprise, m’a foutu quelques gifles contre lesquelles je me suis défendue, le sang aux joues mais dans une grande dignité. Et, ce sentiment curieux, même en l’écrivant, je ne souhaite ni le trahir ni le dénaturer. 

Nous étions en voiture. Moi au volant et elle, côté passager. Une heure de route, après avoir passé une bonne partie de la journée dans les magasins. Trajet qui a eu lieu cent fois, dans les strictes mêmes conditions. Routine jusque dans les rituels. À l’aller nous conversons. Au retour elle allume la musique et fait défiler des chansons kitch. Moi, je chante. Faux et fort. Je force le trait pour complaire, pour la faire rire. Je feins de vérifier parfois qu’elle ne me filme pas, chose qu’elle fait souvent. Je lui gueule un « Non ! » outré. Simulation. En fait, je m’en fous. 

Soudain, un éclair de froide lucidité me dédouble en une parfaite opposition. Le moi extérieur, visible, le fac-similé du moi habituel gueule les Valses de Vienne tandis que l’autre, intérieur, sent un poids boueux ankyloser sa poitrine. Je deviens immédiatement triple. La troisième observe les deux autres et a conscience qu’elle n’a jamais autant surjoué la légèreté. 

Continuer de chanter. Ce ne sera rien. Seulement, la vase puante insiste et m’envoie ses relents de l’estomac à la gorge, et jusqu’au cerveau. Je hurle les Lacs du Connemara pour étouffer sa voix insistante qui me rabâche : « Ça ne durera pas ». 

Bien sûr que ça ne durera pas. Je mentirais si je disais que je l’ai toujours su, et je mentirais également si j’affirmais que c’est une nouveauté. C’est que fondamentalement, je le sais comme une vérité générale, je le récite comme un proverbe, mais intimement, je ne l’avais pour ainsi dire pas encore intérieurement assimilé. Pas à son sujet, en tous cas. 

Si les arrivées s’accompagnent toujours d’une excitation mêlée d’une certaine appréhension, si elles constituent des moments où je suis particulièrement vigilante, presque en alerte, les départs, eux, se font rarement dans la nuance. Ils ne sont, c’est selon, que dépit ou soulagement. Rarement d’entre-deux. 

Elle n’avait pas treize ans lorsqu’elle est arrivée. Elle en aura seize cette année. Elle a, durant tout ce temps de construction, de maturation, cadencé son pas à ma manière de marcher. Elle s’est imprégnée tant qu’il n’est pas rare que des inconnus nous croient naturellement mère et fille. 

Elle m’envoie des SMS depuis le lycée, me tient compagnie souvent et m’accompagne presque partout. Elle fait des gâteaux, me prépare mon café, me lisse les cheveux et donne son avis sur les vêtements que j’ai achetés. Elle me pose des questions et écoute mes réponses d’un oeil attentif. Je sens alors, par son regard, tout le poids de ma responsabilité : lui répondre au plus juste parce que mes mots lui sont importants. 

Nous sortons ensemble. Nous rions des mêmes choses. Nous attendons l’ouverture des cinémas pour aller voir Kaamelott. Probablement à deux. Durant nos escapades, en ce moment, nous allons commander un Macdo à contre-coeur. Nous, c’est le resto asiatique, fermé à cause de la pandémie, qui nous plaît. Moi le japonais, elle le chinois. Quiconque serait presque un intru ces jours-là. D’ailleurs, quand ma fille veut venir, elle s’abstient et lui laisse la place. La sortie n’aurait sans doute pas la même saveur pour elle, alors elle passe son tour : c’est elle et moi, ou bien rien. C’est presque elle EST moi. 

Ma fille... Elle est étonnamment en demande de tout ce que ma propre fille me refuse. N’importe. 

Souvent, les gens pensent que le chagrin de la séparation est plus ou moins proportionnel au rôle de « maman » tenu, c’est à dire à l’âge de l’enfant à son arrivée. Ils s’imaginent qu’il est plus difficile de se séparer d’un enfant à qui l’on a soigné la fièvre, consolé les pleurs et lu des histoires pour l’endormir. Non pas. C’est autre chose. Pas de magie non plus. Elle, je sais précisément pourquoi je l’aime. 

Je chante faux. Mistral gagnant. Je m’applique à érailler ma voix autant que Renaud tandis qu’intimement je compte les mois. J’ai envie de gémir et de vociférer mille protestations. J’ai de l’ambition pour elle. Je sais qu’elle pourrait, plus tard, entreprendre des études supérieures. Elle ne risquerait rien à tenter, je serais là à l’aider et à sécuriser ses chutes à la manière d’un filet. J’ai encore tout à lui apprendre. Ce n’est pas de l’altruisme, non. Chacun de ses succès flatte mon égo assurément. De combien de sujets graves et plus légers n’avons-nous pas encore échangé ? Trop sans doute. Toujours trop. Indéfiniment trop. 

Et cependant, mes arguments sont si légers qu’ils s’écrouleraient d’une pichenette. À juste titre. D’ailleurs, serait-ce vraiment pour elle que je voudrais la garder ? Quelle est la part d’égoïsme dans ce désir qui ressemble à un caprice ? N’a-t-elle pas une mère légitime qui l’attend et qu’elle aspire à rejoindre ? Évidemment si. Elle va partir un jour, lequel jour se rapproche inexorablement. L’inévitable séparation n’est-elle pas prévue dès la signature du contrat ? Je ne peux dénoncer aucune injustice ni aucune cruauté là-dedans. Ce serait mentir et tricher, me plaindre en vain. 

Elsa et moi chantons T’en va pas, et moi j’ai cruellement envie de lui dire que bientôt, elle me manquera. N’en rien faire, ne rien dire. Rester professionnelle. Tenir mon rôle. Et continuer de chanter faux. En me convainquant que lorsque l’heure du départ sonnera, je prendrai le même ton léger qu’aujourd’hui pour lui lancer la toute dernière vanne de la prise en charge : « Ah ! Bon débarras ! ». 

Ce ne sera rien. Aimer, ça ne peut être retenir. Elle partira, je lui dirai que je suis heureuse pour elle, j’en aurai tout l’air, d’ailleurs, et sans doute, même, ce sera sincère. Ensuite, je l’aimerai en loin. 

Et, plus tard, lorsqu’elle sera majeure, je ferai comme j’ai  précédemment fait avec les trois autres devenus adultes: je lui enverrai ce texte. 

La première fois que je l’ai fait, c’était spontané, j’avais eu envie, comme ça, et je n’en attendais rien. La jeune fille avait apprécié. Elle m’en avait fait un long retour, peut-être surjoué, certes, qui exprimait que ce texte la confirmait dans son souvenir de n’avoir pas été que « de passage » ni un « gagne-pain ». Puisque j’avais pris le temps d’écrire sur elle ! N’importe, au fond, si elle a surjoué : c’est quand même qu’elle aura eu le goût de me faire plaisir, jusqu’à m’inciter à recommencer.

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Commentaires
A
Je serais curieuse de savoir si ton texte lui fera effectivement plaisir : tu l'y présentes comme une personne qui te valorisait, toi, plus que ne semble le faire ta propre fille. Et puis, c'est le quatrième enfant devenu adulte que tu gratifies d'une telle attention, cette fois-ci sur le thème des virées shopping : se satisfera-t-elle de cet hommage ?
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H
L'éternelle difficulté des départs, des adieux, des appréhensions de départs et d'adieux. Un bonheur est un chagrin, si on y regarde avec trop de recul : il est déjà parti, il est, du moins, en partance. Nous ne retrouverons jamais à l'identique le goût d'être avec quelqu'un : c'est une eau qui s'écoule aussi, son contact fuit, ne se renouvelle jamais, nos sens même auront changé pour le percevoir. Tout est ainsi ; il ne s'agit, pour ne pas succomber à ce sentimentalisme, que de former de nouveaux projets, abandonner le présent de l'introspection et de la déploration vaine, et s'enfoncer dans la vie de l'action.
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B
Mais cette fois-ci c'est plus difficile pour toi cette séparation ?
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