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Val ...
27 avril 2021

Jane Eyre ( Charlotte Brontë)

Je dois me méfier de Jane Eyre. Du moins de mon affection pour elle, un peu irrationnelle. J’aime Jane Eyre. J’ai éprouvé pour elle un peu plus que de la sympathie, notamment parce que je lui ressemble, du moins en loin, ou plutôt sur certains points précis. J’aurais aimé lui serrer la main ou l’étreindre comme on étreint une camarade, une sœur. Cependant je sais que cet élan est un biais dont il faut me détacher pour rester objective autant que je le puis. J’ai, par ce biais, probable trop encensé Anaïs Nin ou Colette, et peut-être d’autres encore. Je les aimais. Et leur vie même me semblait une œuvre d’art à part entière, suffisante, admirable. Je le pense toujours. Cependant à présent je sais juger leurs écrits plus objectivement. Ils valent sans doute un peu moins que ce que je me figurais. 

J’avais depuis longtemps envie de lire Charlotte Brontë. Sa sœur Emily m’a rendue assez admirative et je voulais savoir si ce talent était une sorte de coutume familiale. C’est à dessein que j’écris coutume et non « don ». Je ne crois pas au génie inné ou à l’inspiration divine, en art comme dans les autres domaines, et encore moins lorsqu’il s’agit de littérature. Tout est travail, éreintements, épuisement. Celui qui brandit les « facilités » d’un autre se trouve une excuse pour ne pas l’égaler, indéniablement. 

Jane Eyre entame sa vie seule. Son enfance singulière la distingue déjà. Recueillie par une tante qui la méprise, elle apprend très tôt la solitude. Est-ce à déplorer ? Je ne le pense pas. À bien y réfléchir, et même si c’est triste, c’est une formidable richesse. Ne pas avoir reçu des conventions d’amour permet de ne pas se leurrer dès le départ sur l’homme. Combien d’années faut-il à quelqu’un qui a eu une enfance heureuse pour cesser de croire qu’il sera inconditionnellement aimé et pour renoncer à toute candeur naïve quant au regard qu’il pose sur son prochain ? Des dizaines pour certains, quand d’autres s’accrocheront à ces illusions jusqu’à leur mort, voyant le monde non tel qu’il est mais comme il leur est confortable de le voir. L’habitude de la solitude est aussi une incroyable fortune. Si l’on incite sa progéniture à se sociabiliser, jamais on ne l’habitue, à tort à mon avis, à se satisfaire de sa propre compagnie, à la cultiver et à l’apprécier. Après tout, nous sommes la seule personne que nous devrons supporter durant toute notre vie. Autant apprendre, dès le départ, à bien se connaître, à s’estimer, à converser avec soi-même, mais également à corriger ce que l’on n’aime pas en sa propre personne, afin de se rendre admirable et plaisant à soi-même. Les gens très entourés se corrigent bien moins à mon avis. Non seulement la marée humaine qui les entoure les enivre jusqu’à ce qu’ils en oublient leur propre identité et les empêche de se rendre compte de leurs failles, mais même s’ils s’en rendent compte, ils peuvent s’oublier en l’autre, noyer leurs défauts dans la masse et pour ainsi dire renoncer à leur propre compagnie s’ils la trouvent trop ennuyante ou désagréable. La compagnie d’autrui est un leurre, encore plus qu’une distraction. C’est une façon de s’oublier, de ne pas vouloir se regarder en face. 

Jane Eyre est seule. Et c’est parce qu’elle est seule qu’elle devient Jane Eyre et non une femme inconséquente et de parade. Elle a appris, par la force des choses, à considérer l’autre, si ce n’est comme un danger, du moins comme un individu potentiellement nuisible. Ce qu’il est généralement. Elle n’a pas eu devant les yeux ces lunettes roses de la moraline. Tout ce qu’elle sait, elle le sait grâce à elle-même, à ses observations, à ses propres conclusions, parce que très tôt elle n’a dû se fier qu’à son propre jugement. N’importe si elle était très jeune. Un enfant qui raisonne seul en sait plus sur le monde qui l’entoure qu’un homme « expérimenté » qui n’a appris que des proverbes, parce que justement rien de la sorte n’a entravé ses apprentissages. 

Alors un jour, elle défie sa tante. On pourra prétendre que c’est un mouvement de haine, ou de vengeance, l’élan inconsidéré d’une gamine qui ne souffre plus l’injustice. Je n’en crois rien. J’ai été Jane Eyre. Elle défie sa tante parce qu’elle a conscience de sa supériorité sur cette dernière. Elle vaut mieux, pour quelle raison devrait-elle encore le cacher ? On l’appelle enfant rebelle, petite fille dénaturée, quand elle est bien la seule à ne pas l’être, dénaturée. Elle vole déjà haut, au-dessus de la masse des inconséquents. Elle a déjà appris à mépriser, de ce sain mépris qui ignore la fausse humilité. 

Le pensionnat n’est guère moins hostile que sa famille. Mais elle parvient. Grâce à elle, surtout. Peut-être a-t-elle eu quelques enseignantes un peu bienveillantes, peut-être a-t-elle suscité, mais sans feinte, quelques amitiés. Néanmoins c’est par l’étude et le travail, par le goût de l’apprentissage et de l’effort, qu’elle s’élève au rang de maîtresse. Et surtout grâce à de grandes capacités d’adaptation, qui la feront tenir et se tenir malgré une existence de malheur. Cette adversité, justement, est une bénédiction dans la mesure où elle a conscience que son seul salut est dans l’étude et dans le travail. Il l’a détournée de l’oisiveté et de l’inconséquence. C’est elle encore qui décide de partir seule pour l’inconnu. Une vie d’enseignante au pensionnat aurait été une bénédiction pour une autre, qui s’y serait installée par confort et couardise, quand Jane Eyre, elle, y renonce. Le confort n’est rien pour elle, pas même que la sécurité mollasse d’un emploi assuré et d’une vie parfaitement réglée. Hey quoi ? Personne ne la retient ni ne l’attend, ici ou ailleurs. Jane Eyre est libre. Elle a tout un monde à découvrir. Elle fixe l’inconnu avec un regard empli de saine curiosité et sans craintes. 

Voilà comment elle part seule en direction de Thornfield, pour devenir la préceptrice d’Adele, la petite protégée du maître, Édouard Rochester. Homme hautain, sévère, énigmatique et à la réputation sulfureuse, Rochester a cependant cette belle qualité de ne pas être beau. Il fallait cela, je pense, pour que le lecteur ne se fourvoie pas sur les motifs de l’attirance qu’éprouve notre Jane Eyre pour lui. D’ailleurs, elle non plus n’est pas belle. Le contraire aurait confondu les intentions du maître. L’un et l’autre ne s’attirent pas sur des critères physiques : ils se reconnaissent, en élus qu’ils sont. Il teste d’abord la gouvernante, s’assure de sa valeur avant de lui accorder une place de confidente. Il veut s’entourer lui aussi de gens méritants, les apparences ne lui étant rien. D’ailleurs, il se joue d’elle, même, en manipulateur avisé. Ses brusqueries hautaines et imprévisibles sont autant de tests pratiqués par un homme blasé d’apparences et de déconvenues autant que raisonnable. Rochester n’est pas le prince charmant, si ce n’est par la fortune. C’est une sorte de fine intelligence, de celles qui inquiètent et rendent mal à l’aise ceux qui n’en sont pas à la hauteur ou qui ne savent la distinguer. Rochester aime sincèrement, c’est à dire sans mièvrerie ni égards ni flatteries. Il aime de duretés, de manipulations, jusqu’à être certain d’aimer. Et lorsqu’il se déclare enfin, ce n’est ni une lubie ni un élan irraisonné. Il a réfléchi. Il est sûr de lui. Il a testé. Jane Eyre est peut-être un peu décevante, elle, dans cet amour. Elle admire, évidemment. En femme. Cependant elle, et derrière elle Brontë, ne sait pas tout à fait expliciter les raisons de son amour. Pas assez. Rochester est différent, elle le sait. Mais en quoi ? Il est certes Indifférent à l’argent, tout en en possédant beaucoup, ce qui annule presque immédiatement cette vertu. Il est libre en actes et en pensées, c’est juste. Il ne se laisse gouverner que par lui-même. Est-ce suffisant ? Charlotte Brontë n’aura pas voulu creuser cela tout à fait. Ils se ressemblent, écrit-elle, sans expliquer précisément en quoi. Il est supérieur évidemment, et ne regarde ses semblables qu’avec un mépris à peine dissimulé. Il est doté de cette force qu’ont les hommes qui ont subit un préjudice et qui plus jamais ne s’y laisseront prendre. On note surtout, et c’est loin d’être anodin, qu’il n’aime pas les enfants, formule atténuée pour dire qu’il déteste la naïveté, la frivolité, le bruit pénible, l’agitation puérile, la candeur bête de celui qui n’a rien appris. De même qu’il n’est nullement attendri par l’enfance, pas assez imprégné de morale pour feindre d’aimer leur compagnie, pour imiter le commun et le décent. Jane Eyre l’aime mais Brontë n’indique pas assez pourquoi. Une atténuation sans doute, un compromis de l’auteur avec les mœurs de son époque. D’ailleurs, son héroïne les aime, elle, les enfants. Brontë l’aura voulue un peu prude et parfois un peu piètre, comme pour équilibrer une certaine amoralité, ou pour dépeindre non un individu mais bien une femme. Intelligente, solitaire, forte, Jane Eyre n’en reste pas moins femme. D’ailleurs, elle admire l’homme et le sert. Si ses malheurs l’ont préservée de bien des conventions, elles n’ont pas empêché son attachement parfois stupide aux convenances. Je suppose qu’il aurait été trop subversif d’en faire un individu tout à fait amoral, mais c’est dommage. 

Ainsi, quand elle apprend qu’elle s’apprête à devenir la seconde épouse d’un homme polygame, elle fuit. Brontë ne pousse pas la subversion jusqu’au récit d’une vie dans le péché, tant pis. Cependant, Jane Eyre réagit tout de même de façon admirable. Elle ne hurle pas, ne pleure pas, évite tout spectacle qu’elle juge dégradant, indigne. C’est au contraire avec un flegme admirable et une belle dignité qu’elle se retire, et sans menaces ni mélodrame, apanages de la femme bafouée. Elle part seule, sans chantage, sans un au revoir qui aurait laissé supposer qu’elle aurait espéré être retenue. Elle fuit vers un ailleurs qu’elle ignore et sans un sou. Jane Eyre ne craint rien, elle est intouchable. Que craignent ceux qui n’ont absolument rien à perdre ? Qu’est-ce que de quitter des gens quand on a sa propre personne pour fidèle compagne ? 

Elle marche longuement et est recueillie. Elle rebondit encore, devient maîtresse dans une école pour paysannes, menant une vie sobre et laborieuse. Dignement et sans pleurer sur son sort. À quoi bon se plaindre et verser des larmes sur ce que l’on ne peut pas changer ? 

Je laisse de côté les péripéties suivantes, les cousins, les héritages. Ces rebondissements me paraissent de moindre importance, et peut-être un peu surfaits. Je m’arrête juste sur le pardon qu’elle accorde à sa tante. Jane Eyre ne garde pas de rancunes, pour une raison simple : les rancœurs ne sont ruminées et éprouvées que par ceux qui n’ont rien d’autre à faire et rien à penser. Jane Eyre n’est pas tant charitable : elle n’a que faire de nourrir des passions et des haines. Elle est au-dessus de ça. 

La fin, là encore, est psychologiquement intéressante. Rochester n’est plus valide. Il a perdu ses yeux et une main. Il a besoin de soins quasi infirmiers. Il n’est plus l’homme viril et immortel, celui dont la femme recherche éternellement la protection. C’est son état à lui qui dorénavant nécessite attentions et soins, diminué qu’il est. Et j’ose le prétendre : si la femme commune s’assure de la protection d’un mari, le fantasme de la femme qui aime est à l’opposé même. Une femme amoureuse rêve de devenir utile, et même plus : indispensable à l’homme qu’elle aime. Elle rêve de soins infirmiers ou moindres, mais de soins, si tant est qu’elle admire l’homme, qu’elle éprouve pour lui un amour sain, rationnel. Jane Eyre n’est ainsi pas généreuse ou amoureuse jusqu’à l’abnégation, bien au contraire. Elle rétablit un équilibre. Il lui était supérieur, les voilà à égalité. Elle voit en cette infirmité une occasion de lui rendre ce qu’il lui a appris, de ne plus se sentir inférieure, et surtout de lui être indispensable. C’est à elle évidemment qu’elle fait plaisir, c’est elle qu’elle flatte en l’épousant. 

L’écriture de Charlotte Brontë, a l’instar de celle de sa sœur, est raffinée, élégante. Ses mots sont précis, les termes minutieusement choisis. C’est un travail d’orfèvre et de longue haleine. De nombreux passages sont infiniment poétiques, soignés, dépassant l’ensemble de l’œuvre. J’ai lu, il y a bien longtemps, un roman jeunesse ( « Anne… la maison aux pignons verts ») dans lequel la jeune héroïne, une petite fille canadienne, lisait Jane Eyre. J’avais cru depuis ce jour, bien à tort, que ce roman était destiné aux enfants. C’est sans doute qu’il y a un siècle, c’était le cas en effet, ce qui me confirme encore une fois cette foutue déchéance collective. Quelle gamine pourrait aujourd’hui lire et relire Jane Eyre, le garder en livre de chevet jusqu’à en tirer des leçons et nourrir ses réflexions ? 

Ce roman est surtout selon moi bien plus  profond qu’il n’y parait, et psychologiquement plausible, voire presque inattaquable. Et je parle d’expérience. Je ne me suis pas figurée Jane Eyre : j’ai été Jane Eyre.

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Commentaires
B
Coucou Val<br /> <br /> Tu as raison : ce livre Jane Eyre je lai lu lorsque j'étais jeune (à peine 15 ans je pense) et il m'avait profondément marqué comme d'ailleurs "Les Hauts de Hurlevent" :-)
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H
Dans ce commentaire, tu dresses notamment une analyse psychologique des protagonistes suivant un statut de plus ou moins grande supériorité de mentalité et de mœurs, en admettant un réalisme des motifs : c'est un angle original et vaillant, mais je ne sais pas si cet angle convient, je ne me souviens plus si cet examen, de ce point de vue, est légitime. Je veux dire que Jane Eyre, à ma mémoire, est aussi un peu misérable et lisse même dans sa vaillance, que Rochester est d'un mystérieux quand même outré, que d'ailleurs les fardeaux qu'il porte et sa façon de les assumer ne sont pas proprement vraisemblables, c'est encore assez romantique, assombri, idéalisé et gothique. Je n'arrive pas tout à fait à croire, à ma mémoire, que ces caractères sont plausibles - j'en doute, à vrai dire.
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