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Val ...
21 mai 2021

Ce que j’appelle oubli (Laurent Mauvignier)

Soixante pages, et une seule phrase. De soixante pages. Sans point ni majuscule. Et cependant le texte n’est pas écrit sans ponctuation. Il est évidemment ponctué de nombreuses virgules, mais surtout de tirets, et même de points d’interrogation. Ces tirets et autres séparent les propositions de sorte qu’ils font fonction de ... points. S’il y avait un intérêt à n’écrire qu’une seule phrase, bien que je ne vois, moi, qu’une originalité louche, une façon de se démarquer étrangement, d’être moderne ou innovant à défaut de pouvoir se distinguer par le génie et par le style, eh bien toute cette originalité serait entamée, gâchée par ces tirets qui représentent une sorte de triche dans une contrainte que Mauvignier s’est lui-même imposée. Il ne fait pas de phrases et cependant séparent les propositions de tirets, lesquelles propositions ressemblent... à des phrases. À la différence près que ces séparations causent une certaine importunité au lecteur, qui a le désagrément de rester en apnée durant toute l’œuvre, et jusqu’à la suffocation. 

L’auteur a voulu, par cette longue phrase, rendre une impression de discours haletant, essoufflé, continuel, qui ne prend jamais réellement fin. Et qui n’a d’ailleurs pas de début non plus : le texte commence sans majuscule et par un « et », laissant supposer qu’il y a un avant, que la vie n’a ni début ni fin, qu’elle était là avant la mort et qu’elle continue après elle. N’y avait-il pas une manière plus littéraire de le faire ? 

Le récit de Mauvignier, librement inspiré d’un fait divers, revient sur le décès d’un jeune homme battu à mort par quatre vigiles d’un supermarché parce qu’il avait volé une bière. C’est un long monologue, celui d’un locuteur anonyme qui s’adresse au frère de la victime, et là est la première incohérence à mon avis. Pourquoi rappeler des faits, revenir ainsi sur le meurtre, poser un décor et une intrigue en somme, puisque ce frère, logiquement, en connaît chaque détail ? Comment imaginer n’importe quel individu aller trouver le parent d’un défunt et lui rappeler, d’abord, les circonstances de la mort de son proche ? Improbable. C’est bien au lecteur que Mauvignier s’adresse, feignant de s’adresser à un protagoniste qui n’a aucun besoin qu’on lui rappelle comme son frère a péri. 

L’auteur veut, par ce texte, extraire le mort de l’oubli, rappeler qu’au delà du vol de la canette de bière, il a été quelqu’un, et notamment un frère. Le frère n’est qu’un prétexte pour sortir le lecteur et le monde de l’indifférence qu’il ressent face au fait divers. Mauvignier dit ainsi : « Cet homme avait une famille, il était quelqu’un, au moins un frère, ne l’oubliez pas ». 

Alors, pour lutter contre l’oubli, il faut choquer et déranger le lecteur, le marquer d’images fortes. Le sang coule de la bouche, le foie explose, les poumons sont perforés. Le corps froid est nu, bleu, étendu, étiqueté au pied dans une salle d’autopsie. Il faut que chaque détail heurte. La table d’autopsie est comparée au plan de travail du boucher, pour paradoxalement replacer l’humain au cœur de tout cela. Pour qu’ils se rendent tous compte qu’il a été abattu comme une bête. 

Quant à l’acte commis par les quatre vigiles,   Mauvignier ne s’aventure pas dans la moindre tentative d’explication. Il n’apporte pas même un simulacre de réponse, d’analyse psychologique et brandit la gratuité, la folie, la barbarie sans s’attarder nullement sur ce qui aurait été justement le plus intéressant à analyser. C’est effroyable, c’est tout ce qu’on saura. Effroyable et bête. Et gratuit. Rien d’autre. De sorte qu’on se retrouve dans un univers manichéen : un pauvre jeune marginal sans défense et quatre molosses entraînés et furieux se déchaînant contre lui, des sortes de monstres sanguinaires, à peine humains en ce qu’ils ne sont pas décrits ou tout comme. On sait qu’il y a un plus vieux, un grand, un qui a le crâne rasé. Sans plus. Eux, contrairement au garçon, n’ont pas de famille identifiée, ne sont que des figures du mal, des symboles d’une société qui a oublié qu’une vie humaine avait un prix. Le fait divers ne doit plus en être un, ne doit plus être un article dans un journal, vite lu et aussi vite oublié. Aucune mort ne doit être banalisée. La vie est sacrée, si sacrée qu’une mort prématurée et injuste doit faire l’objet d’un écrit, d’une sorte de plaque commémorative. C’est oublier comme vivre et mourir sont indissociables, comme on en est arrivés à ce que la mort, qui est pourtant la chose la plus naturelle qui soit, indigne au plus haut point. Il faudrait que le lecteur n’oublie pas le mort et s’indigne de concert. Il devrait presque culpabiliser d’être, en philosophe, passé à autre chose et retourné à ses propres obligations. Est-il responsable de la mort d’un homme qu’il n’a pas tué ? Qui l’est d’ailleurs ? Les meurtriers, certes, mais ils ont été jugés. La société de consommation, exprime implicitement Mauvignier, parce qu’elle ne fait plus cas d’une vie humaine, parce qu’une canette de bière vaudrait une vie. Mais que valait une vie humaine il y a plusieurs siècles, alors que les supermarchés et les rayons de canettes de bière n’existaient pas ? Devrions-nous nous indigner toujours et de plus en plus fort de la mort ? S’il faut un combat, alors qu’on punisse les responsables. Seulement, c’est déjà fait. Quoi d’autre ? Graver ce type mort dans la mémoire commune. Et je songe soudain à notre président de la République qui, à chaque mort d’un agent dans l’exercice de ses fonctions déclare : « nous ne l’oublierons pas ». Paroles racoleuses et mensongères, une mort en évinçant une autre, un fait divers venant faire oublier le précédent. 

Le reste est affreusement banal. Quatre employés ordinaires tuent un pauvre type pour une bière, outrepassant leur droit, rendant justice eux-mêmes. Le procureur a dit qu’un homme ne devait pas mourir pour si peu, et Mauvignier est tellement d’accord avec cette formule qu’il la répète sans en changer un mot. Il est tellement d’accord qu’il écrit un livre pour que, même si ce crime n’est pas resté impuni, le défunt ne soit pas oublié. Il offre sa plume au mort, la réincarne presque, parle à sa place, s’adresse à son frère et se remémore leurs souvenirs d’enfance et de famille. Et là commence tout le convenu. Le mort fait une demande à son frère survivant. Il lui fait promettre de vivre pour eux deux, parce qu’ils se ressemblaient physiquement, afin que quelqu’un sache comment il aurait vieilli, lui aussi. Il ne veut pas être mort pour rien, pas pour une canette de bière en tous cas, alors il a besoin que quelqu’un veille à ce qu’il ne soit pas oublié. Est-ce qu’un mort souhaite réellement que les autres sachent, après sa mort, à quoi il aurait ressemblé plus âgé ? Est-ce la principale préoccupation d’un homme assassiné, battu comme un chien, et à quatre contre un ? Comment exclure totalement un désir de vengeance ? Le mort se fait ensuite philosophe. Il revient d’outre tombe et prend la parole. Il ne s’indigne pas sur sa propre mort mais sur cette société indifférente à la mort. Du convenu. 

De même, des zones d’ombre subsistent après ce long monologue qui pourtant s’inspire librement du fait divers. On apprend que les épouses des quatre vigiles ont soutenu leurs maris, et l’on n’en saura pas plus à ce sujet, de sorte que tout ce qui aurait été intéressant de détailler, de déduire de psychologie, a été évincé, et même soigneusement évité par l’auteur. On ne sait rien non plus de l’état d’esprit de ce frère à qui l’énonciateur s’adresse durant soixante pages. Est-il aussi indigné que l’auteur ? Il savait comme son frère menait une vie de marginal et de miséreux, vie qu’il s’efforçait de cacher à ses parents, des commerçants respectables qu’il avait à cœur d’épargner. N’avaient-ils jamais envisagé, eux tous, sa famille, que ça finirait mal pour lui, que tôt ou tard, il se passerait quelque chose ? Mauvignier n’en dira rien. 

Il n’a pas besoin, il a déjà fait sa part. N’écrit-il pas un texte engagé et enragé ? Il est certain qu’il faut avoir beaucoup de courage, de conviction, de volonté personnelle pour être d’accord avec un procureur qui déclare : « Un homme ne doit pas mourir pour si peu ». Non, ce n’est pas un texte engagé, c’est complaisant, bien pensant, dans l’air du temps, voire culpabilisant pour celui qui ne se sentirait pas indigné de ce meurtre. Mauvignier ne prend aucun risque. Il a écrit poussé par le vent, tout à fait dans le sens du courant. Il défend un marginal assassiné pour lui éviter l’oubli, il rappelle au monde comme une vie humaine a plus de valeur que nombre de canettes de bière et de supermarchés, ce qui est superfétatoire dans la société dans laquelle nous vivons, où la vie est si sacrée que bientôt il sera devenu tout à fait intolérable de devoir mourir. 

Je n’ai rien contre la réécriture d’un fait divers. Je pense que l’exercice peut donner lieu à des tentatives fort interessante d’explications psychologiques, à des suppositions pour essayer de comprendre certaines motivations. Là, Mauvignier dit en soixante pages : mourir c’est très très mal. Tuer pour une canette c’est encore plus mal. Et banaliser ce meurtre et laisser le mort plonger dans l’oubli et l’indifférence générale, ça aussi c’est très mal. Rien de plus, ou si peu. Mais c’est ce qui, visiblement, plait beaucoup.

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Commentaires
B
Laissons parler l'auteur...<br /> <br /> https://www.dailymotion.com/video/x81rnqo<br /> <br /> Lien pour écouter Laurent M. Interview d'1h.
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H
Une critique qui brutalise justement, et en tous lieux, ce texte pacifiste et benoît, qui lui fait violence par où il pèche, qui l'assassine partout où il faut un vengeur à la vérité et à l'individu outragés ; une critique qui admet le fait suivant : un texte ne doit pas mourir pour rien car, certes, ce n'est pas du tout en vain que tu l'as tué : c'est encore un texte qui tâchait manifestement d'exterminer le discernement en l'homme.
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