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Val ...
9 mai 2021

Le Spleen de Paris – petits poèmes en prose (Charles Baudelaire)

Comment décider de ce qui relève de la poésie et de ce qui n’en n’est pas ? La question est légitime, et la réponse me semble assez embarrassante. Comme l’indique le titre, nous sommes face à de petits « textes » en prose, nommés poèmes par Baudelaire en ce qu’ils font écho aux Fleurs du Mal. "Poème" et "prose" sont deux termes qui au XIXème siècle n'étaient pas associés, de sorte que Baudelaire se pose en précurseur. Seulement, est-ce que la poésie sans les règles qui lui sont associées est encore de la poésie ? Si Baudelaire fait fi de toutes les contraintes imposées par la poésie classique, choisissant la prose, ces « poèmes » ressemblent plus parfois à des épisodes narratifs, voire à de courtes nouvelles, quand d’autres sont des bribes de dialogues ou relèvent du conte de fées. Néanmoins, ils empruntent tout de même à la poésie une sorte d’état contemplatif ainsi que des jeux de musicalité. Les thèmes, eux, sont « modernes », pour ne pas dire anecdotiques, et d’une disparité étonnante, autant que les genres et les tons. Si la structure des Fleurs du Mal a été savamment étudiée, ici tout est déstructuré, à l’image de la ville : Baudelaire s’intéresse notamment à un Paris en mouvement, en pleine transformation architecturale aussi bien que sociale, à ce Paris déconcertant qui le fascine et l’effraie à la fois, parce qu’il ne le reconnait plus. D’où le poème en prose, d’où le manque d’unité de genre, de ton, de thème : si Paris n’est plus le Paris classique, sublime, structuré, éternel, alors le poème, le recueil entier même, sera à son image, déconcertant le lecteur comme le Paris haussmannien déconcerte le poète qui y déambule. Le statut du poète a changé également. Autrefois adulé, admiré, respecté, le poète devient saltimbanque dans ce monde qui a changé de valeurs, épousant celles de l’argent, du facile, du superflu au détriment de l’effort et du beau. Baudelaire dissout lui aussi la poésie, lui confère un nouveau statut, s’adapte en quelque sorte, consomme la rupture, et l’on peut y voir une ironie, une bravade et peut-être même une certaine amertume. Il ne tue pas la poésie, elle est déjà morte, tuée par une société qui se détourne des arts majeurs, qui n’encense plus ses poètes, les reléguant au rang de piètres saltimbanques, improductifs, oisifs, laissés à présent sans protecteurs et sans mécènes. Ce statut de l’artiste, est plus particulièrement du poète, est très présent dans le recueil. Ce dernier perd son auréole dans un caniveau des bas quartiers, et ne lutte pas pour la récupérer. A quoi bon ? Plus personne ne la distingue, plus personne ne sait élire ni reconnaitre le génie. L’artiste, le poète, qui n’est plus reconnu, devient marginal, individu en marge d’une société dans laquelle il ne se retrouve pas et dans laquelle il n’a pas sa place. Ainsi, il n’appartient plus à rien, il est « l’étranger », titre du premier texte du recueil. Le poète n’a pas de famille, de parents, il est indépendant, solitaire et surtout n’est héritier de personne : il a sa propre origine, est son propre créateur, ne doit rien à personne. Il n’a pas d’amis non plus, parce qu’il n’en n’a pas trouvé, personne n’étant à sa mesure ni digne de son amitié. Il est supérieur, se sait supérieur et ne cache pas un suprême mépris pour qui n’est pas son égal. Il est apatride, ne tient à rien, et surtout pas à l’argent. Il s’exclut ainsi radicalement de la société. 

Les petits poèmes en prose sont autant de petites observations et d’analyses d’une société que le poète regarde parfois avec recul et hauteur, quand d’autres fois c’est le vagabond, l’homme de la rue, qui, en rôdeur, se fait voyeur et traine dans des quartiers louches, se mêlant au commun, se confondant dans cette foule anonyme et vile.  Quand quelques fois il la contemple, souvent il la déplore. Le poète flâne, se promène dans un Paris méconnaissable et partage ses observations, ses réflexions. Il capte l’étrangeté de cette modernité qui le fascine et l’angoisse à la fois. Baudelaire est paradoxal, et il joue de ce paradoxe. La révolution urbaine, la transformation de Paris, l’essor de la presse, le développement de la photographie… tout ceci le fascine et attise sa curiosité autant que ça le dégoutte. Si l’homme est intéressé par le progrès et la nouveauté, le poète, voire le philosophe, lui, les redoute : ils marquent effectivement la fin d’une ère pour l’artiste, supplanté par du loisir, de la facilité, de la légèreté. Baudelaire ne s’est pas trompé à mon avis. Il a senti la décadence poindre, il l’a vécue sans doute, vue de ses yeux, en une ou deux décennies. La société se dégrade, son contemporain devient inconséquent et se détourne de ses vers. A son tour, il dégrade la poésie en la faisant prose. Si ses poèmes en prose marquent la fin d’un âge d’or de la poésie, ce malheureux virage se retrouve aussi dans sa source d’inspiration. Quand un Hugo ou un Lamartine s’inspiraient de la nature, lui choisit une ville en travaux, des fêtes populaires et de caniveaux comme source d’inspiration. 

Si ce n’est pas transcendant esthétiquement, c’est plutôt efficace. Baudelaire parvient, et dans un beau style, à faire preuve d’une grande concision non seulement, à dire en assez peu de mots un essentiel d’importance, mais il réussit surtout à exprimer des idées très profondes, avec une belle ironie parfois. La plus juste et la plus récurrente étant celle de la décadence, constatée d’abord et puis prévue, programmée, inévitable. Et j’entends mieux pourquoi Baudelaire est souvent associé à Nietzsche. Le philosophe lui-même considère le poète comme le, je cite, « tout premier adepte intelligent de Wagner ». Baudelaire ressemble à Nietzsche sur certains points. L’un et l’autre ont observé et même anticipé la décadence européenne, ainsi que la victoire de la morale et du confort sur l’effort, la volonté et la vérité. 

Cependant, Baudelaire, je l’ai écrit, est tout en paradoxes, et donc bien moins résolu et catégorique que Nietzsche. Il est à la fois dandy et asocial, cajoleur et méprisant. Il se balade entre une envie de plaire et une aspiration à la vérité. Le poète, même, est multiple. Il renonce et s’accroche à son auréole, perdu, hésitant. La misère l’indigne et l’indiffère tout à tour. Il est trop mondain pour être tout à fait vrai, profond, dense. Il lui manque la fermeté, la détermination, l’énergie. La poésie a cela de pratique, par contraste avec les aphorismes et les essais : elle est interprétable, tout en nuances. Son auteur ne s’y implique pas tout à fait, pouvant se cacher à loisir derrière un poète-narrateur qui n’est pas lui tout à fait. Baudelaire est intelligent mais prudent – pour ne pas dire couard- en somme, ou trop préoccupé de son image, et ce malgré le procès des Fleurs du Mal. C’est peut-être un Nietzsche qui a été flatté, apprécié, qui n’a pas gouté assez fort aux affres du rejet et de la solitude, de la déception, et c’est fort dommage : il n’a ainsi pas pu atteindre les plus grandes altitudes par peur de perdre ses piètres acquis. 

J’ai aimé particulièrement, et c’est là surtout, hormis dans l’idée de décadence de la société, qu’il m’a semblé retrouver Nietzsche, un « poème » intitulé « Assommons les pauvres », que j’ai copié en entier : 

« Pendant quinze jours je m’étais confiné dans ma chambre, et je m’étais entouré des livres à la mode dans ce temps-là (il y a seize ou dix-sept ans) ; je veux parler des livres où il est traité de l’art de rendre les peuples heureux, sages et riches, en vingt-quatre heures. J’avais donc digéré, — avalé, veux-je dire, — toutes les élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public, — de ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire esclaves, et de ceux qui leur persuadent qu’ils sont tous des rois détrônés. — On ne trouvera pas surprenant que je fusse alors dans un état d’esprit avoisinant le vertige ou la stupidité.

Il m’avait semblé seulement que je sentais, confiné au fond de mon intellect, le germe obscur d’une idée supérieure à toutes les formules de bonne femme dont j’avais récemment parcouru le dictionnaire. Mais ce n’était que l’idée d’une idée, quelque chose d’infiniment vague.

Et je sortis avec une grande soif. Car le goût passionné des mauvaises lectures engendre un besoin proportionnel du grand air et des rafraîchissants.

Comme j’allais entrer dans un cabaret, un mendiant me tendit son chapeau, avec un de ces regards inoubliables qui culbuteraient les trônes, si l’esprit remuait la matière, et si l’œil d’un magnétiseur faisait mûrir les raisins.

En même temps, j’entendis une voix qui chuchotait à mon oreille, une voix que je reconnus bien ; c’était celle d’un bon Ange, ou d’un bon Démon, qui m’accompagne partout. Puisque Socrate avait son bon Démon, pourquoi n’aurais-je pas mon bon Ange, et pourquoi n’aurais-je pas l’honneur, comme Socrate, d’obtenir mon brevet de folie, signé du subtil Lélut et du bien-avisé Baillarger ?

Il existe cette différence entre le Démon de Socrate et le mien, que celui de Socrate ne se manifestait à lui que pour défendre, avertir, empêcher, et que le mien daigne conseiller, suggérer, persuader. Ce pauvre Socrate n’avait qu’un Démon prohibiteur ; le mien est un grand affirmateur, le mien est un Démon d’action, ou Démon de combat.

Or, sa voix me chuchotait ceci : « Celui-là seul est l’égal d’un autre, qui le prouve, et celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir. »

Immédiatement, je sautai sur mon mendiant. D’un seul coup de poing, je lui bouchai un œil, qui devint, en une seconde, gros comme une balle. Je cassai un de mes ongles à lui briser deux dents, et comme je ne me sentais pas assez fort, étant né délicat et m’étant peu exercé à la boxe, pour assommer rapidement ce vieillard, je le saisis d’une main par le collet de son habit, de l’autre, je l’empoignai à la gorge, et je me mis à lui secouer vigoureusement la tête contre un mur. Je dois avouer que j’avais préalablement inspecté les environs d’un coup d’œil, et que j’avais vérifié que dans cette banlieue déserte je me trouvais, pour un assez long temps, hors de la portée de tout agent de police.

Ayant ensuite, par un coup de pied lancé dans le dos, assez énergique pour briser les omoplates, terrassé ce sexagénaire affaibli, je me saisis d’une grosse branche d’arbre qui traînait à terre, et je le battis avec l’énergie obstinée des cuisiniers qui veulent attendrir un beefteack.

Tout à coup, — ô miracle ! ô jouissance du philosophe qui vérifie l’excellence de sa théorie ! — je vis cette antique carcasse se retourner, se redresser avec une énergie que je n’aurais jamais soupçonnée dans une machine si singulièrement détraquée, et, avec un regard de haine qui me parut de bon augure, le malandrin décrépit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa quatre dents, et avec la même branche d’arbre me battit dru comme plâtre. — Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu l’orgueil et la vie.

Alors, je lui fis force signes pour lui faire comprendre que je considérais la discussion comme finie, et me relevant avec la satisfaction d’un sophiste du Portique, je lui dis : « Monsieur, vous êtes mon égal ! veuillez me faire l’honneur de partager avec moi ma bourse ; et souvenez-vous, si vous êtes réellement philanthrope, qu’il faut appliquer à tous vos confrères, quand ils vous demanderont l’aumône, la théorie que j’ai eu la douleur d’essayer sur votre dos. »

Il m’a bien juré qu’il avait compris ma théorie, et qu’il obéirait à mes conseils. »

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Commentaires
T
Robert Smith (the cure), grand poète de la new-wave inspiré par Baudelaire, en a tiré une superbe adaptation musicale, reprise quasi mot pour mot de l'intro : "How beautiful you are" (en 1989). C cadeau : https://youtu.be/s08jD3E6Mpg<br /> <br /> <br /> <br /> Quant au visuel de mon pseudo... Oui, oui ! C'est Fernando Pessoa. Je n'en porte que le chapeau, mais j'adhère à tant de ses divers écrits (sous presque autant de pseudos, d'ailleurs). Mon favori : "Le Banquier Anarchiste". C'est dire, hein ?<br /> <br /> Affaires à suivre, non ?
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J
Bonjour Val,<br /> <br /> J'ai moyennement apprécié ce Spleen de Paris en son temps, et ai dû survoler l'excellent texte que tu reproduis - c'est du Baudelaire tout craché -, qui me donne une furieuse envie de relire le tout.<br /> <br /> J'ai pensé un moment à Michaux, qui frappe un inconnu (par la pensée, lui), il est fada ce Michaux :<br /> <br /> <br /> <br /> Mes occupations<br /> <br /> Je peux rarement voir quelqu'un sans le battre. D'autres préfèrent le monologue intérieur. Moi non. J'aime mieux battre.<br /> <br /> Il y a des gens qui s'assoient en face de moi au restaurant et ne disent rien, ils restent un certain temps, car ils ont décidé de manger.<br /> <br /> En voici un.<br /> <br /> Je te l'agrippe, toc.<br /> <br /> Je te le ragrippe, toc.<br /> <br /> Je le pends au portemanteau.<br /> <br /> Je le décroche.<br /> <br /> Je le repends.<br /> <br /> Je le décroche.<br /> <br /> Je le mets sur la table, je le tasse et l'étouffe.<br /> <br /> Je le salis, je l'inonde.<br /> <br /> Il revit.<br /> <br /> Je le rince, je l'étire (je commence à m'énerver, il faut en finir), je le masse, je le serre, je le résume et l'introduis dans mon verre, et jette ostensiblement le contenu par terre, et dis au garçon: «Mettez-moi donc un verre plus propre.»<br /> <br /> Mais je me sens mal, je règle promptement l'addition et je m'en vais.<br /> <br /> <br /> <br /> Henri Michaux<br /> <br /> <br /> <br /> extrait de<br /> <br /> "L'Espace du Dedans"<br /> <br /> Poésie-Gallimard
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H
Cette synthèse, sans mentir, est rendue dans une qualité assez égale aux présentations sobres qu'on peut lire dans les éditions de poche - à tes implications près. C'est propre, précis, accessible, indiquant une tonalité et des enjeux ; tout ceci, sans constituer exactement une notice faute de références doctes, réalise une presque impeccable analyse générale.
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