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Val ...
21 avril 2008

Louise...

Je ne dirai ni le jour, ni le mois, ni l'année. Ni où la chose m'est arrivée. Si ce récit tombe sous les yeux de qui me connaît, je ne veux pas qu'on puisse faire le rapprochement avec celle que je suis devenue. De toutes façons cela n’a aucune importance. Ce flou ne gêne en rien la compréhension. Seuls les faits comptent.  Je ne veux restituer que l’événement dans sa forme la plus brute.

Tout est si limpide, à présent. Chaque détail me revient avec une précision déconcertante.

Il pleuvait.  Je sentais de fines gouttes d’eau se déposer dans mes cheveux, puis descendre le long de mon front. J’étais trempée, et mon corps frissonnait au contact du vent. J’étais perdue. Le paysage autour était dissimulé sous un épais brouillard. Je me concentrais pour tenter de distinguer un chemin, un panneau, une maison.

Ce matin là, un besoin oppressant de partir avait griffé les rives de mon discernement, une envie impérieuse comme une épine malsaine piquée en pleine chair et que l’extraction seule soulage. Alors au carrefour d’en bas, quand le feu était passé au vert je n’avais pas tourné à gauche comme tous les matins pour aller garnir les rayons de la supérette qui m’embauchait mais à droite en direction du soleil. C’est arrivée en haut du col que j’ai vu que ma réserve d’essence était au plus bas. Il était à peine 10 heures et j’étais seule sur cette route de montagne déserte. Sans le vent glacé et la pluie dense j’aurais sans doute trouvé la situation romanesque. De toute façon, à cette époque tout ce qui de près ou de loin m’éloignait de la crasse de mon quotidien  me semblait romanesque.

Il pleuvait et je cherchais. C’est l’esquisse d’une lumière rouge crevant la brume qui a orienté mes pas sur un chemin de terre, une sorte de sentier de randonnée qui s’échappait de la route. De longues crevasses sur ses bords indiquait que de nombreuses voitures l’empruntaient. Mes pieds s’enfonçaient dans la boue, ma jupe ruisselante me dessinait comme une seconde peau accentuant le bombé  de mes cuisses, je marchais depuis de longues minutes, j’étais épuisée. Un chien battu aurait eu plus fière allure.

Je me souviens mon soulagement mais aussi ce sentiment d’angoisse diffus quand au bout du chemin mon regard s’arrima à une grande bâtisse de pierre soigneusement restaurée avec sur la façade un moulin rouge clinquant qui clignotait avec application.

Je n’en croyais pas mes yeux. Je n’étais passée devant le moulin rouge qu’une seule fois. J’avais déjà vu des affiches le représentant, des photos … Comment était-ce possible ? En haut de cette montagne, au milieu de nulle part, se trouvait une réplique du fameux moulin rouge.

La surprise passée, amusée, je me suis dit qu’il appartenait peut-être à un amoureux du music-hall, qui en avait construit une réplique pour lui seul, dans cet endroit reculé. Peut-être avait-il été réalisé par un architecte pour une ancienne danseuse  nostalgique ? 

La pluie redoubla, et arrêta là mes interrogations . J’avais froid, j’étais trempée, et il fallait que je trouve de l’aide, ou du moins un abris. Je m’approchai de la porte vitrée, au dessus de laquelle Moulin Rouge était inscrit en lettres capitales et lumineuses,  et je fut surprise qu’un portier m’ouvrit aussitôt.

L’homme, plutôt rustique d’apparence, ne sembla nullement étonné par ma présence et alors même que je m’apprêtais à raconter mes mésaventures il s’adressa à moi d’une voix grave :

-          On avait fini par croire que vous ne viendriez plus. Je m’en vais dire au patron que vous êtes là. Pour sur, z’auriez du passer par la route du devant, celle-ci quand il pleut elle n’est pas facile en voiture. Allez entrez vite.

Je ne me fis pas prier : me mettre au chaud, voilà une grosse demi-heure que j’en rêvais. L’homme parti chercher celui qu’il appelait « patron » et je profitais de son éloignement pour faire glisser mon regard de long en large. Le hall était immense, il donnait sur une salle de spectacle rouge et clinquante tout aussi grande. La finalité de cet endroit me sembla claire, tout autant que la méprise du « patron » quand il vint à ma rencontre.

Il attendait une danseuse, il pensait que j’étais cette personne, et sans que je puisse aujourd’hui m’expliquer pourquoi, je ne le détrompai pas.

« Ah, te voilà enfin ! Je savais que tu finirais par revenir ! Si tu savais comme je t’ai attendu, Louise… Tu n’as pas changé. Prépare-toi. Ce soir, tu es ma tête d’affiche comme au bon vieux temps. Comme avant, Louise ! Tu m’entends ? Comme avant !  Je te laisse l’après midi pour te reposer et te préparer. Paul va te conduire à ta loge. Une loge rien que pour toi, Louise! Ce cabaret t’es entièrement destiné ». 

Cet homme semblait si sincèrement ému que je n’osai pas le contredire. Et puis, pour être tout à fait franche, une petite voix intérieure m’ordonnait doucement de ne pas me m’opposer. J’avais toujours rêvé, comme une chose impossible, de lever la jambe très haut, entourée d’hommes saoulés par la fête, et de m’enivrer de danse et de leurs souffles alcoolisés. Moi, la jeune femme rangée et sérieuse, j’avais toujours lutté contre toutes ces folies que m’imposaient mon imaginaire. Mon éducation, le regard des gens, ma moralité, m’avaient toujours empêché d’écouter mes envies.  Depuis que j’étais femme, je me faisais violence pour les refouler. Ce jour là, j’étais lasse. Lassée de lutter et prête à l’abandon. D’autant plus que cet abandon pouvait se faire ici, dans cet endroit irréel, bien à l’abris du regard de mes proches.

« Ce soir, je serai Louise », m’étais-je dis, tremblant d’excitation et d’appréhension à la fois.

Je suivi ce Paul, qui m’avait ouvert la porte quelques instants plus tôt, dans d’étroits couloirs aux lumières tamisées,  aux murs tapissés de moquette rouge, et parés d’affiches de spectacles et de portraits de danseuses. Il s’arrêta devant une porte de loge, sur laquelle était accrochée une affiche très célèbre que je reconnu immédiatement. Juste au dessus,  je vis une élégante plaque rouge sur laquelle un nom en lettres argentées était gravé : Louise Weber.

Je dois bien l’avouer, si je n’avais aucun doute sur le genre artistique de la maison, ce nom et ce prénom ne représentaient rien pour moi. Une danseuse, une danseuse de charme à laquelle je devais certainement ressembler, voilà ce que j’avais pensé en glissant mes jambes encore tremblantes de froid dans les jupons de dentelle fine.

Ce sont les gravures qui tapissaient les murs de la loge qui m’ont guidée ce soir là, la courbure de leurs corps, l’arabesque nerveux de leurs jambes, le déhanché aguicheur de leurs reins. C’est en pensant à elles que je me suis essayée sur la scène sur une bande son tapageuse et un rien démodée.

Ne semblant voir aucune de mes hésitations le patron jubilait, sa face se gorgeait d’enthousiasme et il déblatérait sans fin sur l’extraordinaire première qui s’annonçait.

Vous dire ce que l’on ressent la première fois, la première fois que la clameur de la salle vient vous étreindre. C’est une sensation impossible à décrire, quelque chose entre l’orgasme et la brise légère qui balaye le visage de l’alpiniste qui vient de vaincre l’Everest.

Toute en frénésie de dentelle, je glissais sur les quadrilles, j’encanaillais l’échancrure de mes corsages, je laissais le désir de ces hommes dont je ne savais rien se glisser comme le plus fin des rubans le long de ma peau soyeuse.

Il y eut ce premier soir, et tellement d’autres soirs. J’étais la reine, la « Goulue », le centre de toutes les attentions, de toutes les convoitises et enivrée, boulimique de leurs passions, du feu de leurs prunelles, je dansais à m’en perdre. Certains soirs, si je laissais divaguer mon regard, monter les vapeurs de l’alcool, j’apercevais Toulouse Lautrec recroquevillé sur un coin de table à croquer ma silhouette.

Combien de jours, de mois, d’années : ça n’a plus d’importance. J’ai retrouvé un beau matin le chemin du soleil que j’étais partie chercher. J’ai laissé pousser mes cheveux, pris quelques kilos et personne n’irait imaginer Louise derrière cette mère de famille douce et attentive qui accompagne deux petites têtes blondes sur le chemin matinal de l’école. Et pourtant, sous les secrets replis de mon écorce, Louise brûle encore.

Les trois premières lignes de ce texte sont le début du chapitre "Caroline" tiré du livre " La passion des femmes" de Sébastien Japrisot .

Kloelle & Val

Texte à quatre mains

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Commentaires
V
Liliba, c'est très gentil... :D
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L
J'ai adoré ! Bravo, car écrire à quatre mains n'est pas facile du tout, et tout est parfait dans ce texte !
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V
Merci les filles ;).
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I
Extraordinaire cette histoire!! Les mots justes nous imposent des images et nous transportent.<br /> Si seulement ça pouvait être une histoire vraie!<br /> On en veut encore pour rêver!
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T
Oui!!! c'est drolement bien tout ça... un cabaret dans les brumes montagnardes.... comme un rêve.... Chouette..
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