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Val ...
22 juin 2019

Éternel fantasme

La soirée est chaude. La nuit commence à tomber. C’est une belle fête. Les terrasses des cafés sont bondées, le concert bat son plein. Elle se sent bien. Elle boit un verre dehors avec ses amies. La musique est forte, mais on s’entend tout de même assez pour plaisanter. Plus tard, probablement, elles iront danser. Ou elles chanteront. Pour le moment, elle boivent en riant. 

Et soudain, tout bascule. La soirée n’aura plus la saveur légère attendue. Quelque chose s’est rompu, subitement. Il est là. Ils sont là: lui et son regard noir, lui beau comme la nuit, lui mystérieux et fascinant. Il n’y a plus deux-cents personnes qui écoutent un concert. Il n’y a plus d’amies, plus de verres, plus de musique. Il n’y a plus rien d’autre que lui. Et son aura qui gomme tout autour.

Il est là. Tout près. Si près. Assis à la table d’à côté. Avec des amis, lui aussi. Et alors, elle sent ce pincement habituel entre ses côtes, que seul sa vue à lui peut lui provoquer. Ses jambes tremblent légèrement. Ses mains aussi. Il est là. Tout est fini. 

La conversation de ses amies devient bruit de fond, presque importun. Les gens autour n’ont plus aucune espèce d’importance. C’est bien simple: ils n’existent pas. Ou alors, ils ne sont tous que des faire-valoir à son idole. 

Il a tout détruit par sa présence. Et pourtant il n’a rien fait. Elle en vient presque à songer qu’il lui a, malgré lui et sans un mot, gâché sa soirée. Il est là. Elle a du mal à détourner son regard de lui. Il ne change pas avec l’âge. Ou elle ne le voit pas. Il est sa perfection. 

Lorsqu’elle ne le voit pas, il n’est rien. Lorsqu’il est dans son champ de vision, il est un dieu. Étrange objet d’adoration. Depuis toujours. Presque. Depuis qu’elle est en âge d’adorer, du moins. 

La soirée ne compte plus pour rien. Elle attend. Une opportunité. Elle se concentre. Elle saisira sa chance, comme à chaque fois. Et de la chance, elle en a. Il se lève et se rend à l’intérieur du bar. Les verres de ses amies à elle sont vides. C’est sa tournée! Elle va commander. Et tout s’enchaîne merveilleusement bien. Une perfection, cette fois. Elle atteint son but sans difficulté. Le croiser, simplement. Et un peu plus: un regard, et un sourire échangé. 

Son cœur a battu fort pendant ces dix secondes hors du temps. C’était l’effet recherché : un frisson de joie, un instant d’éternité. Elle n’en veut pas plus. Jamais plus. Jusqu’à reculer toujours une échéance : elle sait qu’elle doit l’inviter à une manifestation qui aura lieu bientôt. Elle s’y est engagée. Elle ne peut, une fois de plus. Elle devient muette à son contact. Elle ne pourra probablement pas honorer sa promesse. Tant pis. 

Elle pense, en regagnant sa chaise, pouvoir reprendre le cours de sa soirée, à présent. Grossière erreur. Tant qu’il ne sera pas parti, elle ne pourra pas. Le culte de lui devient obsession. C’est sur sa compagne qu’elle jette à présent des regard furtifs, mais précis. C’est obnubilant. Presque contre sa volonté. Un message la sort soudain de ce passe-temps déraisonnable. C’est son amie, assise juste en face d’elle, qui a compris et lui écrit simplement : « Cesse! Tu es mieux qu’elle, en tous points! ». Elle sourit. Connivence autour d’un tabou. Pourtant, cette femme a quelque chose de précieux et de rare que, elle, n’a pas: elle l’a lui. Voilà à quoi elle songe lorsqu’elle le voit se lever et partir. 

Elle le regarde s’éloigner longtemps. Ce n’est qu’un dos, pourtant. Elle n’est même pas attirée par ses fesses spécialement. C’est entier qu’elle le considère et le vénère. 

Lui loin, elle pourrait recommencer les rires, les blagues et les chants. Mais quelque chose résiste en elle. Une envie d’introspection. Au beau milieu de la foule et de la fête. 

Pourquoi donc? Pourquoi lui? Pourquoi ne jamais cesser? Et que faire de ça? L’enfouir, l’écraser, par force de caractère ? Ou bien, à l’inverse, tenter l’impossible, le tout pour le tout, l’approche ultime ? Prendre enfin un risque. Cesser l’inaction. 

Aucun des deux extrêmes ne lui convient. 

Il y a une sorte d’amour qui n’est que pour soi. Un amour si égoïste et désintéressé à la fois qu’il ne mène à rien. Qu’il ne donne envie de rien de plus. Il se laisse éprouver, seulement. Chastement. 

Pourquoi étouffer une chimère inoffensive qui ne fait que du bien? Et comment? 

À l’inverse, tenter d’aller plus loin serait une folie pure. Dans tous les cas de figure. Si elle essuyait un refus, ça casserait à jamais le fantasme, qui reste un champ des possible perpétuellement inexploité. 

En revanche, si l’approche devait être concluante, ce pourrait être pire encore. Ou bien le Lui réel serait conforme au Lui qu’elle a toujours fantasmé, imaginé, dessiné, et alors elle s’y perdrait tout à fait. Elle deviendrait esclave d’amour, baisant les pieds de son idole comme on embrasse la bague papale. Elle serait, elle le sait, une amoureuse fanatique, fervente pratiquante au service de son culte à elle. Et s’y noierait. S’oublierait elle-même jusqu’à perdre l’essence de ce qu’elle est. 

Ou au contraire, elle serait déçue au contact. Ce qui est fort probable. L’amour se désagrège progressivement à mesure que l’on côtoie l’autre. Les défauts apparaissent, surgissent de toutes parts et salissent la fascination. 

Ne rien faire. Ne surtout rien tenter. Renoncer même à cette invitation. 

Pourtant, une fois rentrée chez elle, après cette étrange soirée, en se mettant au lit, elle songe qu’un jour, elle aimerait bien ... lui parler.

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Commentaires
C
J'ai tellement vécu cela, me consumer sur place pour un bel indifférent...<br /> <br /> mais je ne suis pas certaine que cela ne fasse « que du bien »...<br /> <br /> Tu écris très bien en tout cas. :-)<br /> <br /> •.¸¸.•*`*•.¸¸☆
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C
ton texte se laisse lire; il est même passionnant!
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L
est-ce vraiment une fiction ? Très belle écriture en tout cas et des sentiments parfaitement en place.<br /> <br /> Merci pour ton passage, je reviendrai ici
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T
Très joli texte. Je pense que nous avons tous où vivons encore parfois une telle situation. <br /> <br /> Comme aller commander au bar quand l’autre y est:-)
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P
C'est une jolie peinture Valérie. Naguère tu disais ne pas savoir dessiner, pourtant, souvent, tes textes m'évoquent des tableaux fragiles. Tu manies ton pinceau avec délicatesse. J'ai aimé lire ce texte.
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