Les choix passés
Est-on en mesure, quand on est jeune, de faire les bons choix? Alors que l’on ne sait à peu près rien, et avant d’avoir eu beaucoup d’occasions de s’élever et de savoir, par expérience, par observation ou par réflexion, ce qui est bon pour soi?
Il nous manque des cartes à l’heure des premières décisions d’adultes. Et c’est pourtant là que nous faisons des choix cruciaux, paradoxalement. Tels que le choix d’une profession, d’un compagnon de vie, d’un mariage, voire d’enfants.
Nous traçons notre chemin bien avant... d’avoir fait notre chemin au sens philosophique du terme.
Et c’est pourquoi, il me semble, nos choix passés pèsent tant sur notre vie actuelle.
Nous avons évolué. Et devons reconnaître logiquement que les choix premiers, faits alors que nous n’étions pas assez mûrs, étaient possiblement des erreurs. Que, bon gré mal gré, nous subissons.
Il faut l’admettre en toute lucidité et sincérité, et sans aucune honte. Non pas pour s’autoflageller, bien au contraire. Mais pour la satisfaction d’avoir évolué, de se sentir un être supérieur à celui que l’on a été, pour se savoir « meilleur » qu’avant, en quelque sorte. Avouer qu’un choix premier fut une erreur, c’est être capable de recul non seulement, mais c’est aussi la grande joie de se savoir plus apte à se juger, et surtout riche de plus d’expérience, armé de jugement et de plus de recul. Je dirais même que c’est avec fierté qu’il faudrait affirmer à quel point nous avons pu nous tromper, parce que c’est s’être corrigé que de le reconnaître sans détour.
Pourtant, j’ai remarqué comme les gens, souvent, affirment ne rien regretter. Ces gens-là revendiquent leurs bons choix sans ne jamais les interroger. Ils les portent presque comme un étendard, et sont fiers « d’assumer » leurs choix de départ et d’y rester très fidèles, avec comme bouclier cette parade superbe: « Moi, quand je m’engage, quand je décide, quand je donne ma parole, c’est définitif ». Et on les félicite. On les estime pour leur loyauté, parce que l’on voit comme une qualité le fait de ne jamais changer d’avis ni de cap, de rester conforme à ce que l’on a, un jour, élu, d’être resté « fidèle à soi-même ». Et surtout, dans le cas d’un amour ou d’une amitié, on se sent vertueux d’avoir tenu une promesse d’éternité et de constance, aussi intenable soit-elle.
Et c’est piteux, car enfin, ne regretter aucun de ses choix anciens, dire qu’on « referait strictement les mêmes » c’est, au fond, admettre sa stagnation. C’est avouer que l’on n’a jamais évolué depuis la fac ou depuis son mariage.
Et je me demande bien, parmi tous ces gens qui jurent avoir fait les bons choix dès le départ, combien sont absolument sincères. J’entends par là que j’ai pu remarquer comme on peut avoir tendance à nier ses erreurs en les transformant, inconsciemment peut-être, en vertu, en choix toujours affirmé et assumé, à tel point que l’on s’efforce de ne jamais vouloir reconnaître qu’un choix premier en fut un bien mauvais. Et c’est sans doute pour se sentir cohérent que l’on se leurre,
que l’on se persuade que l’on a fait le meilleur choix. « À quoi bon avouer que je n’ai pas épousé la bonne profession, puisque je peux difficilement en changer? Autant jurer que je suis satisfait de mon choix de départ, puisque je ne peux faire autrement à présent... ».
Seulement, se mentir à ce point, pour se sentir cohérent, ou pour s’estimer moralement, c’est ne pas vouloir admettre qu’on était, avant, un individu moindre. C’est pourtant reconnaître qu’aucune réflexion n’a été menée depuis ce choix. C’est affirmer finalement sa stagnation !
On pourra me répondre que c’est peut-être autre chose de plus noble, et que j’ai oublié ceux qui auraient réellement été déjà avisés et élevés lors de leurs premiers choix. N’importe, au fond: ne pas remettre en question ses choix avisés et raisonnables vieux de dix, quinze, ou vingt ans, c’est encore une fois avouer son manque d’évolution. Même un choix qu’on l’on valide encore des années plus tard -une amitié par exemple - devrait être reinterrogé régulièrement, et pas admis « de principe ». D’ailleurs, c’est respecter et valoriser son choix que de l’élire à nouveau après introspection sincère plutôt que de « l’honorer » sans réviser son jugement.
Qui peut s’engager pour toute une vie sans ne jamais remettre en question son choix ni en douter? Qui donc? Sinon un immobile!
Être le même à vingt ans ou à quarante ans a quelque chose d’effrayant, dans la mesure où vingt années n’auront pas servi à s’élever, où des décennies d’expérience, de lectures, de réflexion n’auront jamais influé sur quoi que ce soit dans un jugement personnel. Aucune remise en question sérieuse et radicale, aucun regard condescendant et jugeant sur ce « moi » passé, inexpérimenté et inabouti, est consternant.
Non! On affirme que déjà on avait raison! Qu’on a pris alors les bonnes décisions dès le départ ! C’est avouer tant d’apathie!
Le « je ne regrette rien » est si facile à dire. C’est si aisé de s’en persuader. Et l’individu se croit alors grand de n’avoir pas eu de failles antérieures. Mais je dirais qu’il en admet des pires encore: il admet toutes les stagnations, tous les immobilismes. Il admet n’avoir point évolué. Il admet qu’une existence entière ne lui aura servi à rien. À rien du tout! Pusqu’il est le même ! Exactement et tristement le même.
Alors, admettons nous être trompés, avoir fait de mauvais choix dont on subit plus ou moins les conséquences. Et même : réjouissons-nous. De savoir pointer du doigt nos faiblesses et erreurs passées. Réjouissons-nous, parce que nous sommes à présent en mesure de les voir. Parce que nous pouvons mesurer notre évolution, voir à quel point nous sommes grandis. Critiquer ses choix passés, c’est avoir progressé. Quoi de plus sain que cela?
C’est s’estimer à présent. À une valeur supérieure à celle des choix passés.
C’est aussi d’une grande utilité : cela évite de retomber dans les affres de l’erreur. Tout comme cela permet d’élire sur d’autres critères -plus judicieux- que les fois précédentes. C’est se sentir fort parce que logiquement les décisions à venir seront d’autant plus faciles à prendre, à présent que l’on sait! Et, finalement , c’est donner d’autant plus de valeur à nos nouveaux choix.
Mais que faire, donc? Une fois avoir admis un mauvais choix dont on subit encore les conséquences ?
Eh bien, cela dépend de l’importunité qu’il procure, et de notre possibilité à en changer. S’il parait évident que le mieux est de faire un autre choix plus adéquat, ce n’est pas toujours possible ni forcément souhaitable. Assumer un mauvais choix peut tout aussi bien consister en « je fais avec et je l’assume, puisque c’est ainsi, mais tout en reconnaissant que c’était un mauvais choix ». Cela suffit parfois à être sincère envers soi-même.
Et enfin, enfin! Avoir su juger ses choix anciens de manière objective et lucide, porter sur eux un regard juste, c’est accéder à la puissance suprême de pouvoir en faire de très bons à présent! C’est s’estimer suffisamment sensé et judicieux -donc légitime- pour Élire à juste titre. Sans faille ni hasard. C’est jouir de ses préférences, se sentir le pouvoir de distinguer, et être acteur de sa propre existence en pleine conscience, avec extrême prudence et en toute vigilance.