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Val ...
26 décembre 2019

Nous sommes mensonge

Il y a peu, je me suis fait la réflexion que, bien souvent, la frontière entre la sincérité et son contraire était assez floue, et bien loin de l’univers manichéen qu’on lui suppose. Moi la première, j’annonce quelques fois une parole, qui ne peut être jugée par moi ni tout à fait sincère, ni un flagrant mensonge pour autant. Je vais en donner un exemple simple maintenant. 

Il m’arrive, comme à tout le monde, de dire « je t’aime » à quelqu’un sans le ressentir au moment précis où je le dis, parce que, très sincèrement, je songe que le fait de le ressentir en l’instant importe peu, puisque, en règle générale, j’aime cette personne. Alors ai-je besoin de l’éprouver intimement et profondément au moment précis de l’aveu? 

Je mens sur l’instant, mais pas sur la généralité de mon sentiment. 

Ainsi, tout en le disant, je me crois très sincère, bien que ne le ressentant pas. Parce que je sais alors qu’il me suffirait de m’imaginer perdre cette personne pour en éprouver un chagrin immense et ainsi me prouver que ce que je viens de dire est une vérité. Je ne le ressens pas maintenant, mais j’ai en moi la capacité, si je le veux, de retrouver ce sentiment. Donc, je ne mens pas. Voilà quel était mon raisonnement avant d’y réfléchir plus avant. 

Et je dois bien reconnaître qu’à l’instant où j’ai prononcé ces mots, parfois, j’ai tout à fait exprimé un sentiment que je n’étais pas du tout en train d’éprouver. Et donc que j’ai plus ou moins menti, ou du moins travesti ma pensée du moment. Pourtant, jusqu’à hier, j’aurais été tout à fait capable de m’indigner contre une accusation de mensonge, en jurant que cela n’avait pas la moindre importance de ne pas ressentir d’amour au moment de la parole puisque j’aimais cette personne dans l’absolu, ou plutôt: d’une manière générale. 

Seulement, j’y ai beaucoup réfléchi et j’ai pensé que ces petits arrangements anodins avec la sincérité pure étaient peut-être le début du basculement vers tous les mots qui ne disent plus rien de vrai, vers toutes les faussetés communes. 

À l’origine du mal, c’est en toute sincérité sans doute que l’on affirme une chose, sans la ressentir profondément, avec pour excuse qu’elle est généralement vraie. Mais il est fort possible qu’à force d’avoir recours à ces stratagèmes de l’esprit, on puisse annoncer des idées -de manière très sincère pourtant- qui ne sont plus que des automatismes, que l’on n’éprouve plus, que l’on croit encore pouvoir retrouver si on le voulait, tout en ayant perdu de fois en fois la faculté à se les représenter et à les remettre en question, à se ré-interroger à leur sujet, de telle manière que les mots ainsi prononcés finissent par n’être plus que mensonges. 

Et alors, admettant cela, les automatismes  tels que « je t’aime », que l’on estime sincères, et dont on jurerait qu’ils le sont, ne seraient pas des faussetés conscientes, mais naîtraient plutôt de sincérités passées et « générales », que l’on croit encore pouvoir se prouver -si on le souhaite- mais pour lesquelles on a perdu l’habitude d’interroger la véracité. 

Je puis donner un autre exemple, peut-être plus flagrant et plus universel encore. 

Lorsque l’on apprend le décès d’une jeune personne (j’écris « jeune » parce que c’est plus prononcé encore) qui nous est tout à fait inconnue, bien souvent un réflexe nous fait dire: « c’est triste! », et on jurerait qu’on ne ment pas, qu’on est empli de sincérité en prononçant ce « c’est triste! ». Pourtant, c’est bien un automatisme. Ressent-on une sincère tristesse à l’annonce de la mort d’une personne qui ne nous est proche en rien? Et qui d’ailleurs, possiblement, ne valait rien, puisqu’on ne la connaît en rien? 

Non: c’est loin de nous. Dans trois minutes on n’y pensera plus. En réalité, on s’en fout. Qui ose le nier? Autrement on éprouverait de la tristesse chaque jour, et pour tous les morts inconnus que les statistiques annoncent. Ce n’est pourtant pas le cas. Ce « c’est triste » est une parole non réfléchie et « de circonstance », parce qu’il parait « évident » de s’attrister de la mort d’un jeune individu. Mais cette parole hâtive et irréfléchie est bien loin de notre pensée réelle. 

Pourtant, on jurera que ce « c’est triste » est à peine un mensonge, dans la mesure où ce n’est pas la mort de cet individu qui nous est triste mais l’idée qu’il aurait pu nous être proche. Ou encore que c’est l’expression d’une empathie lointaine ressentie pour sa famille et qui nous fait deviner un très court instant leur douleur. 

Voilà comment on en vient à ne plus exprimer que des banalités et plus jamais énoncer ce que l’on ressent vraiment. De manière involontaire, et même en se persuadant de n’avoir pas menti ni ne s’être nullement trahi. On l’a fait comme convaincu de dire du vrai, alors que l’on a débité des mots « réflexes ». 

C’est sans doute anodin, un « je t’aime » sans le ressentir profondément, un « c’est triste » de circonstance, mais il faut supposer que ces insincérités, peu à peu, si l’on n’y prend pas garde, sont dites partout, à chaque instant et pour chaque occasion. 

Pour preuve, hier encore, lors d’une cordiale mais futile conversation, quelqu’un me fait remarquer qu’il pleut depuis des jours et que c’est un temps de chien. Ce à quoi je réponds par l’affirmative: « Oui, c’est moche! ». Et je n’ai ressenti aucun sentiment de culpabilité, ni de trahison de moi-même, pas plus que l’idée d’avoir menti ne m’a traverse l’esprit. Pourtant, ce n’était pas alors mon sentiment. J’aime la pluie parfois. J’aime entendre l’eau tomber. J’ai tout à fait, par ce « c’est moche », affirmé l’inverse. Sans doute parce que, plusieurs fois, par le passé, la pluie m’a importunée. Et mon esprit a gardé cela en mémoire interne, bêtement. Jusqu’à garder ce raccourci de pensée: la pluie, c’est moche. 

J’ai même une autre hypothèse. Plus troublante et dérangeante que le simple fait d’avoir gardé en tête que j’aime quelqu’un dans l’absolu, que la mort est universellement triste ou que la pluie est moche « en général ». J’en viens à penser que c’est une paresse que de répéter automatiquement ces répliques attendues. Dans la mesure où ces récitations nécessitent bien moins d’efforts que de dire son fait. Parce que cela nécessiterait alors de développer une pensée conforme à notre ressenti, ce qui demande bien plus de concentration que de prononcer un mot convenu. Il faudrait tout à fait expliquer que non, en ce moment, on ne se sent pas l’âme à aimer, ou comment la mort d’autrui ne nous affecte nullement, ou encore décrire l'envolée lyrique que nous évoque la pluie.  

Et il faudrait surtout accepter le fait de ne jamais répondre aux attentes d’autrui. Parce que les gens veulent converser mais... pour dire toujours la même chose! Et se le répéter entre eux comme une comptine rituelle qui endort les enfants. Ils entament une conversation mais attendent des réponses si conformes qu’ils pourraient se la faire eux-mêmes. Ils ne veulent pas autre chose que de l’entendu. 

Au fond, les gens ne veulent pas converser. Ils veulent se vautrer dans des simulacres de conversations, c’est tout. 

Et c’est en étant tout à fait « vrai » et fidèle à votre pensée et à vos sentiments que vous passerez au mieux pour un original, ou encore pour un salopard si vos paroles ont blessé, et au pire pour un provocateur qui n’est « jamais d’accord avec tout le monde ». Alors que « tout le monde » n’a pas cherché ses mots en son intériorité mais les a articulés comme il retient et fredonne négligemment les paroles d’une chanson connue et mille fois entendue. 

Voilà les raisons pour lesquelles nous renonçons à toute expression d’une extrême sincérité, je pense. 

D’abord cette idée rassurante qu’on ne ment pas vraiment, puis la paresse de formuler une pensée vraie (et donc plus affinée, élaborée, ou nuancée), et enfin l’attente d’autrui, qui, on le sait, ne saura pas recevoir autre chose que ces approximations et raccourcis d’usage. 

Et je songe tout en écrivant à une quatrième raison, qui peut-être résume les trois autres: on ne veut pas s’emmerder à se raconter parce que l’autre ne mérite pas l’effort qu’il faudrait fournir pour cela. On se débarrasse au plus vite de l’échange, en quelque sorte, en servant la réponse que l’autre attend. 

Et c’est ainsi que nous ne devenons que mensonge, que nos mots ne sont plus capables d’autre chose que de nous travestir et nous faire autres (et conformes à notre société, c’est à dire communs).

Et bientôt, notre « je » extérieur n’a plus rien à voir avec notre individu intérieur. On ne dit plus rien de vrai. 

Et la vie sociale, qui pourrait être très riche et source de grand épanouissement si elle était sincère, ne devient qu’une scène de théâtre où chacun dit sa réplique apprise par cœur, à force de répétitions. Et les mêmes scènes se rejouent inlassablement sans qu’aucun des acteurs ne souhaite enfin mettre un terme à cette grande supercherie.

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Commentaires
M
Tout cela n'est que le résultat d'un comportement social...<br /> <br /> L'homme de la nuit des temps était un animal solitaire. Il se faisait dépecer par un environnement hostile... Il lui est venu l'idée alors de se regrouper pour résister à un anéantissement évident... Du coup pour rester en groupe il a mis de l'eau dans son vin et l'a partagé pour maintenir la cohésion du groupe...<br /> <br /> Ballots que nous sommes, maintenant on surine à nos progénitures que l'homme n'est pas fait pour vivre seul... et toutes les conneries à l'apui qu'on peut trouver pour justifier une société qui périclite...<br /> <br /> C'est là que la confrontation se fait entre notre nature intrinsèque et notre comportement sociétal...<br /> <br /> J'ai jamais pu sortir cette connerie de "je t'aime" qui ne fait partie que d'une codification qu'on appelle langage et qui est tout à fait puéril...<br /> <br /> Il m'arrive d'approuver un dialogue "plat" genre : il fait froid ce matin, justement pour y couper court...<br /> <br /> Bref j'ai pas l'impression de me mentir, mais de mentir au groupe que je subis bon gré mal gré... Alors étant mon propre juge, je m'acquitte !<br /> <br /> Éclats de rire !
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H
(Sans parler du fait que tu parviens, pour l'une des premières fois, à user d'un ton de neutralité proprement scientifique qui, pour ce sujet, produit de cette consternation qui procède de ce qu'on ne peut attribuer ta théorie à une simple humeur - c'est ce que j’appellerais quelque chose comme "le grand froid cosmique".)
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H
Extraordinaire ! un de tes grands, sans aucun doute ! synthétique et indubitable ! et en beau style ! J'ajoute même un corollaire ultime et dérangeant : n'est-ce pas au fond la répétition de toutes ces paroles-proverbes incitées par tous les facteurs que tu indiques qui fabrique la réalité à laquelle nous croyons tous ? Autrement dit : nos opinions ne viennent-elles pas uniquement de ces bêtises impensées et redites, et jamais reconsidérées, intériorisées à force d'effet Coué ? Effroyable à penser, mais probablement vrai. Félicitations.
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M
On peut aussi mentir pour ne pas choquer. Ou pour ne pas être regardé comme si on était un extraterrestre. Ou pour être quitte de la conversation...<br /> <br /> Bref, on peut mentir par lâcheté ou par paresse...<br /> <br /> Donc, en étant conscient de mentir mais "en faisant avec"...<br /> <br /> Bien à vous.
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B
Mentir peut être jouissif.<br /> <br /> <br /> <br /> Bleck
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