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Val ...
29 mars 2020

Adjugé !

(Devoir du Goût)

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Je vais vous expliquer comment, il y a quelques années, un simple dessin a battu tous les records de ventes aux enchères dans sa catégorie. 

Ce jour-là, la salle des ventes était pleine. Plus d’une dizaine de dessins du peintre Albert Marquet était annoncés à la vente. Aussi, les amateurs d’art étaient venus en nombre, la cote de Marquet étant ce qu’elle est. Pour rappel, l’un de ses tableaux s’était vendu deux-cent-mille euros, quand, généralement, ses moindres dessins se vendent aux alentours de mille euros. 

Les acheteurs étaient entrés peu à peu,  cherchant du regard les meilleures places. 

Les marchands d’art, en habitués, s’étaient cordialement bousculés pour se disputer poliment les chaises des premiers rangs. Ces messieurs, vêtus de costumes sobres, un téléphone portable greffé à l’oreille, gardaient des impassibilités de visages comme au commencement d’une partie de poker. 

Étaient venus ensuite les collectionneurs. On reconnaissait ces initiés à leur allure plus décontractée et à leur look plus désinvolte. Pourtant, leurs mines semblaient plus fébriles, leurs visages plus crispés. Ces hommes étaient de fervents admirateurs de Marquet, prêts à tout pour repartir avec un dessin. Ils imaginaient déjà le cadre qui sublimerait le dessin, l’épaisseur du verre qui le protégerait, l’endroit exact où ils l’accrocheraient. Ces amateurs étaient parfois venus de loin, et avec de belles sommes d’argent en poche pour cette vente. 

En minorité, plus calmes, plus indolents, venaient les lubriques. Essentiellement des hommes, là encore. C’est que plusieurs lots annoncés à la vente étaient des dessins de corps amalgamés ou encore de lesbiennes se léchant mutuellement. Ces derniers étaient plus philosophes. Ils ne stressaient pas. Si un dessin les excitaient, ils sauraient enchérir, mais si les enchères montaient trop haut, ils resteraient sur leur faim et iraient se finir aux chiottes avec des images moins prestigieuses, tant pis. 

Enfin, au fond de la salle, des curieux sans intention d’acheter s’étaient assis là comme par hasard. Ces badauds étaient reconnaissables à leurs tenues, qui faisaient assez plouk, et à la façon dont les autres catégories les regardaient avec un dédain ostensible. 

Une fois que tous ces gens furent assis, les portes se fermèrent et le commissaire priseur exigea un silence absolu, qu’il n’eut pas de mal à obtenir, tant l’assemblée se comportait comme dans l’attente d’une cérémonie solennelle. Ce grand homme, du haut de son estrade, dont les pas faisaient légèrement craquer le bois, faisait l’effet d’un chef d’orchestre s’apprêtant à ordonner le début du concert. 

La fébrilité était palpable dans la salle. Les tapisseries rouge vif qui couvraient les murs irritaient les nerfs de tous. La chaleur était étouffante, tant cette pièce confinée était bondée. Les acheteurs potentiels, par des gestes nerveux, dissimulaient mal l’agitation intérieure qu’ils tentaient de contenir. 

La vente débuta par le fameux « Bateau », à l’encre, monogrammé en bas à droite, de vingt centimètres sur dix-sept. Une esquisse de bateau en somme, un dessin imprécis à l’encre noire, de format modeste et à peine signé. Les enchères débutèrent à six-cent euros. Elles montèrent rapidement et de manière un peu frénétique. Et ce « Bateau » fut remporté, par téléphone, par un collectionneur désirant rester anonyme pour la modique somme de deux- mille euros. 

Vint ensuite une série de plusieurs dessins érotiques , monogrammés, toujours en bas à droite, preuve de leur authenticité, dont les prix varièrent entre deux-cents euros pour les moins suggestifs et deux-mille euros pour les scènes de coucheries à trois. À leur grande satisfaction, beaucoup de passionnés de pornographie raffinée firent des acquisitions. Ces acheteurs, satisfaits, cachaient mal leur émoi. Dans une heure, ils se branleraient avec classe, dans le plus grand snobisme, dédaignant les revues pornographiques si vulgaires. 

Cependant, les dessins osés les plus prisés revinrent aux marchands d’art, qui les leur revendraient bien plus cher ensuite. 

Le dernier dessin, « La Charette à Bras », eut bien moins de succès au moment de sa présentation. L’enchère débuta à deux-cent euros. Seul un petit homme chauve à l’aspect un peu rustre et assis tout au fond de la salle leva la main. Il fut suivi par l’un de ses semblables, qui sans doute imaginait que trois cent euros était une somme honnête pour enrichir sa décoration intérieure d’un Marquet. S’il le remportait, il le placerait sur le buffet de la salle, entre la fausse corbeille de fruits et une mauvaise reproduction de la Vénus de Milo en plâtre. Et sa femme le féliciterait. 

Le petit homme chauve insista. Il tenait visiblement à cette acquisition. Des gouttes de sueur commençaient à perler sur son front gras. Il ne lâchait rien. Et puis un premier amateur d’art leva lui aussi la main, incité sans doute par l’insistance du petit homme. Celui-ci renchérît immédiatement, ne baissant pratiquement jamais la main. Il tremblait d’effervescence. Son visage rond était écarlate et trempé. Il était en ébullition. 

Intrigués, et se croyant soudain ignorants de la valeur réelle de ce dessin, d’autres collectionneurs se mirent, en nombre, à faire monter l’enchère. 

Incités par l’engouement de la salle pour le dessin, les marchands d’art, enfin, firent s’emballer les enchères, se disputant le petit dessin en levant à peine la main, de manière élégante et discrète. 

Le petit homme, lui, enchérissait toujours. Et déjà on murmurait sur son compte dans la salle. Il était possiblement un grand artiste, ces gens ont de ces dégaines parfois. Ou alors, on l’imaginait un parent du peintre. N’importe. Il avait probablement de très bonnes raisons de s’accrocher ainsi à ce dessin. Ce qui donnait à tous les autres de très bonnes raisons de surenchérir jusqu’à l’indécence. 

Enfin, à cinquante mille euros, l’homme baissa la main, résigné.

« La Charette à bras » revint à un marchand d’art, ces gens ayant toujours plus ou moins le dernier mot. Le jeune homme élégant fût applaudi très vivement. Fier de son acquisition et d’avoir écrasé les autres avec distinction, il arborait un sourire satisfait. 

Les amateurs d’art, eux, affichaient une moue de grand dépit. Combien paieraient-ils ce chef-d’œuvre, à présent qu’il avait été acheté par un spéculateur ? 

La vente se termina. 

Tout le monde se leva et se dirigea vers le fond de la salle dans un brouhaha de chuchotements polis et de déplacement de chaises. 

Une journaliste d’un magazine spécialisé en art visuel attendit le petit homme qui fut à deux doigts de reporter l’enchère à la sortie afin de l’interroger. Il lui expliqua qu’il s’était promis de ne point dépasser les cinquante-mille euros, et s’y était tenu. De toute façon, il ne possédait pas plus sur son livret A. 

La journaliste lui demanda comment il avait su, au flair, deviner qu’il s’agissait là d’une œuvre majeure, d’une grande valeur, et dépassant toutes les autres en qualité. 

Le petit homme s’essuya le front à l’aide du mouchoir en tissu qu’il avait sorti de sa poche, et lui répondit, assez gêné et plein d’humilité, qu’il n’avait rien deviné du tout. 

Cependant, la vue de cette feuille de papier lui avait donné une envie irrépressible de se torcher avec, voilà tout.

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Commentaires
P
J'ai beaucoup aimé cette conséquence inattendue de la pénurie de PQ ;-) !
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B
Tu es la première que je lis aujourd'hui... et je ne suis pas déçue ! J'attendais de savoir ce que manigançait ce petit homme, mais tu m'as bluffée ! Ta chute... c'est du lourd !<br /> <br /> Et tu as une façon si élégante d'évoquer des cochoncetés...
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A
Un texte travaillé, peut-être pas dans la forme qui aurait le mieux servi son idée, mais je trouve que le tout est bien proprement agencé. On sent que l'auteur n'est pas encore tout à fait à l'aise dans l'élaboration d'un récit : tu catégorises sans affiner et mêler tes impressions, de sorte que tes efforts de rédaction sont visibles, et non pas "fluides". <br /> <br /> <br /> <br /> Mais la lecture est tout de même appréciable, et je suis tout particulièrement sensible à ta vulgarité !
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E
très difficie de résister à nos envies quand elles sont irrépréssibles ! :)
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H
Ça reste un récit assez impressionniste, peut-être pas suffisamment fin ou original sur l'angle choisi. Par exemple, une narration interne aurait donné de la personnalité au récit ; le début aussi méritait mieux que cette phrase générale et plutôt banale ; et sans doute les enchères impliquaient du discours direct pour créer du suspense. C'est pourtant agréable globalement, mais de multiples détails seraient à retoucher, à mon avis, pour donner à cette nouvelle une "gueule".
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