Vernissage
(Devoir du Goût)
J’ai déambulé de groupes en groupes, afin de saluer tout le monde à ma façon polie, arborant mon sourire convenu de circonstance, lançant une parole aimable à chacun. J’ai remercié abondamment d’être venu, demandé si les toiles plaisaient.
Mon devoir mondain accompli, j’ai pris un verre de jus de fruit, comme pour me donner une contenance.
À présent, je puis m’arrêter sans gêne là où mon seul désir me guide. Et c’est précisément et paradoxalement là que je dois contenir un sourire qui ne serait que trop naturel. Il est là, tout près, splendide tableau. J’ai appris à dissimuler ma joie à sa vue, à force d’entraînement. Je n’y parviens qu’en affichant une indifférence affectée à son égard. C’est assez indigne, et je m’en sens bien ingrate. Chaque fois que je me pare de cette froideur feinte, je me méprise assez de ne pas assumer ainsi ma préférence pour lui. Mais enfin, mieux vaut, lorsque l’on est passionnée d’art, dissimuler ses penchants pour une œuvre, afin d’éviter que les enchères s’emballent. C’est qu’au fond, ce tableau, je ne veux pas le céder. Il m’appartient. Et je l’aime.
Je tente de compenser légèrement cette indifférence par une tendresse dissimulée à son endroit, à la fois tacite et entendue: je pose pour lui, et il ne peut l’ignorer.
Pourquoi ce décolleté noir et plongeant, autrement ? Pourquoi ces cheveux lissés impeccablement? Pourquoi user de bons mots envers tous, sinon pour lui plaire à lui? Je me fiche des visiteurs. Lui seul compte.
D’ailleurs, ces cons observent tous la peinture d’un type banal à lunettes, qui semble raconter une anecdote insipide. Je feins de regarder attentivement avec eux ce bien mauvais portrait, pourtant. N’importe l’inconsistante de cette œuvre, tant qu’elle me permet de rester là, à la droite du chef-d’œuvre, et dans la plus grande promiscuité qui me soit autorisée en public. J’ai l’angle idéal ici. D’un regard furtif, j’ai tout loisir d’admirer ma plus belle pièce. La foule autour n’est rien. Et elle n’entend rien à l’art, décidément. Elle ne sait ni élire, ni discerner. Autrement, pourquoi est-ce qu’elle s’arrêterait sur le portrait de ce grand aux lunettes noires? Foule stupide, qui n’aime que le décor superflu, qui ne regarde que les toiles moindres dont on entoure le chef-d’œuvre pour le mieux distinguer par contraste.
L’assemblée aussi n’est qu’un prétexte, au fond. Tout comme la culture et l’amour de l’art sont autant de couvertures à la fanatique qui ouvre une galerie, organise un vernissage, dans l’unique but d’admirer et de faire admirer toujours son seul et splendide tableau.
Plus tard, quand la fête sera finie, je pourrai enfin disposer à ma guise et en propriétaire de cette toile qui, pour l’heure, appartient à tout le monde. Comme tout gardien d’une galerie d’art peut se permettre d’approcher et même s’autoriser à toucher l’œuvre qu’il aime quand il se sait enfin seul. Privilège exceptionnel. Secret farouchement gardé de l’amoureuse d’un unique chef-d’œuvre.
D’ailleurs, avez-vous remarqué que même si je l’expose à la vue de tous à mes vernissages, il est toujours peint... de dos?