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Val ...
6 mai 2020

Journal Intégral 1919-1940 (Julien Green)

Je n’ai jamais caché ma fascination pour les journaux intimes authentiques, c’est à dire non destinés à la publication. Pour connaître quelqu’un, je pense qu’il est utile d’avoir accès à ce qu’il ne voudrait surtout pas rendre publique. 

Le journal de Julien Green couvre au total soixante-dix ans de sa vie. Il n’avait jusqu’à lors jamais été publié dans sa version intégrale. Et c’est d’ailleurs ce qui fait tout l’intérêt d’un journal intime: ne pas être destiné à la publication au moment de sa rédaction. Sinon, l’auteur pose, logiquement. 

Ce premier tome, épais de près de 1400 pages de papier fin, réunit vingt et une années de sa vie. Il débute alors qu’il a 19 ans et s’achève sur sa quarantième année. 

La préface, écrite par Tristan de Lafond, son légataire, nous apprend que Julien Green avait exigé que cinquante années séparent la publication de son journal des événements racontés. Il avait décidé sur le tard qu’il serait publié après sa mort. Il songeait même à le confier à un ennemi, songeant qu’un homme résolu à nuire à sa mémoire serait la personne la plus prompte à rendre ce journal public. 

Julien Green a tenu son journal avec une extrême rigueur. Il obéissait à un désir d’immobiliser le passé, en quelque sorte. Ces carnets intimes sont à la fois le support d’une grande introspection et le rassemblement de tout ce qu’il ne voulait pas oublier. Il avait le désir de bien se connaître et de ne point se perdre. Et cet outil en était le garant. 

Julien Green avait tout pour attirer mon attention. Il ressemble à Anais Nin sur bien des points. C’est un américain né à Paris, qui écrit en français, et qui, né en 1900, écrivait son journal en même temps que Anais rédigeait le sien, et à Paris tous les deux. Chacun a également publié une version expurgée de son journal. Et, tout comme Nin, Julien Green avait accepté que soit publiée la version intégrale après sa mort. Les similitudes ne s’arrêtent pas là. Comme elle, il était l’ami de grands auteurs (Gide, Roger Martin Du Gard, Cocteau, Sarthe), il a traversé le 20eme siècle et surtout, surtout, son journal est d’une délicieuse impudeur. Il réunit tant de récits de lubricité que c’en est délicieux d’indécence. 

La première chose qui me séduit, dès les premières pages, est cette écriture soignée, précise, terriblement juste. Cela n’a rien d’étonnant pour un écrivain sans doute, mais je me souviens qu’il a écrit ces pages à l’âge de dix-neuf ans et qu’il est américain. Par ailleurs et au delà du style, Green fait montre d’une grande maturité d’une grande capacité intellectuelle ainsi que d’un grand recul dès les premières pages. Qui aujourd’hui pourrait écrire aussi juste à seulement dix-neuf ans? Ces pages sont mieux écrites que celles d’un prix Goncourt contemporain. 

Ce premier tome du journal intégral est tellement long que j’ai choisi d’en parler par thèmes, afin de ne pas me perdre ni me répéter trop souvent. J’ai sélectionné les thèmes les plus récurrents ou bien ceux qui m’ont parus les plus intéressants. Il est bien clair que je ne puis tout dire sur vingt ans de la vie d’un homme qui a tout consigné de lui-même. 

Julien Green, en 1919, est un fervent croyant catholique, qui peine à sortir de l’éducation pieuse qu’il a reçue de sa mère, américaine originaire du Sud, qui lui lisait dès passage de la bible en anglais quand il était petit. Ce jeune étudiant naïf est ainsi rongé par la culpabilité de ne pas se livrer entier à Dieu, d’aimer les livres, d’avoir des désirs et tout ce qui l’éloigne de la foi. Sa foi tient une grande place dans son journal au début. Ses désirs sont refoulés. Il culpabilise beaucoup surtout de ses attirances homosexuelles. 

En mûrissant, Green évolue et perd la foi. Au profit d’une lubricité qui occupe son esprit plus que de raison. Il reproche, vers l’âge de trente ans, à ceux qui l’ont élevé (et à tous ceux qui élèvent des enfants) d’apprendre aux enfants que les choses de l’amour sont indécentes. 

Dommage, vers la fin des années trente, Green retombe dans des élans pieux. 

Et au début de la guerre, en 1939, il est complètement absorbé de religion, ne lit plus que des écrits sains, lutte contre ses désirs de corps qu’il juge impurs. C’est une grande déception pour moi. Et je me demande d’ailleurs si ce n’est pas la guerre qui réduit cet homme, comme tant d’autres, à se rattacher à ce genre de stupidités, comme on cherche un protecteur lorsque l’on a peur. Vraiment décevant de croire à nouveau à quarante ans. 

Green se pose beaucoup de questions métaphysiques et philosophiques dans son journal. Les réflexions et pensées autour de la mort sont récurrentes, si bien que l’on peut suivre son évolution philosophique. La mort l’effraie de moins en moins au fil du temps. Quand la vieillesse et la laideur, elles, lui sont des choses répugnantes.

Julien Green note dans son journal ses rêves et cauchemars. Certes, parfois ses interprétations semblent farfelues, tout comme l’idée, de nos jours, qu’un intellectuel se rende chez une voyante nous est consternante. Il n’est pas le seul. Anais Nin faisait cela également. Une mode sans doute. 

Green pense que l’étude de soi est la meilleure façon de comprendre le monde. Peut-être se trompe-t-il à ce sujet. Green s’analyse et croit analyser par la même occasion son contemporain. Il oublie sans doute qu’il lui est supérieur, par le simple fait déjà de se soucier de se connaître et de connaître les autres. Ainsi, il n’a sans doute appris à connaître que lui par l’introspection. Néanmoins, il a appris à connaître l’autre à force d’observation judicieuses.

D’ailleurs, c’est un solitaire qui méprise assez les autres. J’ai retenu cette phrase délicieusement assassine mais infiniment révélatrice de son sentiment sur autrui: «  Je suis tellement au dessus de mon entourage que le terme d’incompris, dans ma bouche, ferait songer à un cheval larmoyant parce que les punaises qui le démangent ne le comprennent pas. » 

Il dénonce et réprouve la médiocrité de notre civilisation, de manière très rude: « hâter la fin de notre race, prêcher le suicide ». 

Julien Green voit en son contemporain la bêtise, la platitude, l’absence d’idées et d’intelligence. C’est pour cela qu’il fait l’éloge de la solitude, où l’esprit pensant se complaît et se développe. Parmi tous les gens qu’il méprise, il entretient une sorte de haine des bourgeois, jugeant ces gens particulièrement dans l’affectation, contrairement aux marins ou aux paysans, qui se dissimulent bien moins. Le journal foisonne de ces  phrases savoureuses et spirituelles à ce sujet, et j’en ai retenue une : 

« Tristesse immense du boulevard de Clichy, de cette foule qui ne sait pas comment s’amuser. Quel bonheur pour elle si l’esclavage était rétabli! Elle ne connaîtrait plus l’angoisse du loisir. » 

Je retiens aussi une image que j’ai aimée. Green compare le cerveaux de beaucoup de gens à un magasin de meubles faits en série ou de vêtements de confection à la mode. Dans chaque magasin, on trouve à peu près les mêmes articles, les mêmes formes et les mêmes couleurs. Les nuances étant bien faibles d’une boutique à une autre. Ces effets à vendre ne sont que le reflet d’une époque, des mêmes copies à l’infini, un étalage de choses toutes faites et accessibles, et aucunement un travail d’artiste ni d’artisan. Autrement dit bien loin du sur-mesure et du bon goût personnel, donc de la pensée propre. J’ai trouvé cela très juste et digne d’un beau mépris réaliste. Et malheureusement plus que jamais d’actualité. 

Green fréquente quand même des gens et a même des amis. Il partage sa vie avec sa sœur Anne Green, romancière qui, elle, écrit en anglais, et avec celui qui fut son amant durant soixante ans, Robert de Saint Jean. 

Green fréquente entre autres Cocteau, Colette, Gide, Giraudoux , Roger Martin du Gard, Zweig, et Malraux. Mais également Dalì et Berard. Ce fût plaisant, à quelques reprises, de lire quelques moqueries et anecdotes à leur sujet, et de voir retranscrites quelques unes de leurs conversations. C’est un petit trésor pour moi que ces indiscrétions. J’ai aimé tout particulièrement le portrait qu’il esquisse de Gide, qui est pourtant son plus proche ami: un homme hypocrite, insincère, qui pose et séduit même ce qu’il déteste quand il y voit un intérêt, un homme cupide et qui n’a de souci que pour sa gloire alors qu’il se sait médiocre. J’ai aimé particulièrement une remarque sur Gide qui m’a parue très intelligente. Green se moque de Gide qui séduit la jeune génération en songeant à sa postérité. Il critique ce calcul qu’il juge inutile, en argumentant: on n’a pas les mêmes amours à vingt ans qu’à cinquante. Aussi, quand Gide sera mort, ces jeunes l’auront renié probablement. Green ajoute que pour s’assurer une postérité, il ne faut nullement compter sur son contemporain, même jeune, mais écrire pour un lecteur qui n’est pas encore né. En somme, écrire pour être lu dans cent ans. 

Au sujet de Roger Martin Du Gard (j’ai ses Thibault en cinq volumes depuis longtemps, dont je reporte toujours la lecture), j’apprends comment et pourquoi il sa déserté la maison qui est près de chez moi. Ce que l’on ignore même après l’avoir visitée. 

J’ai été très attentive à la lecture de descriptions de Alexandra David-Néel, et malheureusement il la décrit comme une bigotte boudhiste, ce qu’il trouve, à raison, bien ridicule, mais qui me fut décevant. 

Green prendra ses distances avec nombre de ses connaissances avant la guerre. C’est que certains se prononcent en faveur du fascisme ou du communisme. Mais il est américain, et pour lui, seule la liberté du peuple importe. Il refusera donc obstinément de donner un avis à ce sujet. 

La politique ennuie particulièrement Green. Et, lorsqu’on lui demande s’il est de gauche ou de droite, il répond à chaque fois : « l’inverse de vous ! », en ne mentant pourtant pas. Il se sent unique, apolitique, seul en marge de ceux qui se déchirent alors que leur parti est gangrené des mêmes bureaucrates, des mêmes arrivistes et des mêmes provocateurs. L’américain est détaché de de tout cela « comme tout écrivain doit l’être ». Il méprise les gens qui ont une forte conviction politique, ironisant (encore une fois) sur Gide et ses amours pour les soviétiques. Selon Green, avoir une religion, une conviction politique ou appartenir à une patrie, c’est ne pas être un individu, c’est à dire qu’un besoin d’appartenance à quelque chose de déjà établi est une faiblesse, une incapacité à exister par soi-même. Cependant, Green, dans les années trente, sent la guerre poindre et s’en inquiète légitimement. Ses réflexions mêlées d’ironie montrent comme les parisiens s’enthousiasmaient de la guerre à venir autant qu’ils la craignaient. Il décrit  la bêtise des français alors, presque excités de retomber en guerre, comme des enfants curieux à l’idée de voir ce qu’il va se passer mais sans songer aux conséquences désastreuses. Ainsi, en 1935, il parle d’un public au théâtre réjoui et excité à l’écoute de quelques couplets patriotes et ajoute ironiquement que c’était évidemment « une foule enthousiaste de non-mobilisables ». 

Après avoir fait le tour plus ou moins exhaustif de ce qu’il exécrait, je vais à présent décrire ce qu’il était par ces goûts. 

Green est un grand amateur de peinture surtout. Mais également de musique, de théâtre, de cinéma. Il aime tant l’art qu’il dépense des fortunes pour acquérir quelques tableaux. De même qu’il peut se rendre plusieurs fois de suite à une même exposition pour s’imprégner d’un tableau aimé. Les descriptions qu’il fait des toiles qu’ il aime sont impressionnantes de précision. L’exercice me paraît difficile, et il le réussit. Les couleurs, les contrastes, les formes et même la couleur de peau des personnages sont décrites avec la minutie et la justesse d’un écrivain. 

J’ai passé du temps à lire ce journal pour la raison suivante également : lorsqu’il s’est attardé sur un tableau, j’ai cherché dans Google image ce tableau pour essayer de percevoir ce qui l’avait tant ému. Et j’ai réussi, bien souvent. Qui eut cru que Julien Green m’initierait à la peinture? 

Il voyage beaucoup, avant la guerre, avec son compagnon Robert. Il visite l’Allemagne, l’Italie, l’Ecosse, les États-Unis, la Tunisie, le Luxembourg, ainsi que de nombreuses régions et villes françaises. Ces récits de voyages sont magnifiques, dotés d’un style superbe et de descriptions précises. Lors de son voyage en Amérique dans les années trente, Green décrit les lieux emplis de baraques où campent les travailleurs exilés, comme dans « Les raisins de la colère », pasteurs compris. Ce qui, entre parenthèses, montre à quel point Steinbeck n’a écrit que ce qui existait. Les descriptions se ressemblent tant qu’il ne peut en être autrement, les deux hommes ne s’étant jamais croisés. 

Ses voyages ne sont pas toujours que culturels. Green s’adonne à un tourisme sexuel qui était très répandu à l’époque. Pour preuve: tous ses amis font les mêmes voyages. C’est que Green attachait une haute importance à la sexualité, ou plutôt il avait de très grands désirs. Il pensait que les besoins sexuels étaient tout aussi importants que l’alimentation de l’esprit. Ainsi, Green célébrait la passion, la beauté des culs et la jouissance. Il était très sensible à la beauté des corps, faisait l’éloge de la jeunesse, des fesses rebondies et des teints hâlés. On dirait aujourd’hui qu’il était addict au sexe. Pourtant en couple avec Robert de Saint Jean, avec qui il vit histoire sentimentale très solide, aucun de deux ne s’empêche des infidélités. Parfois même, ils se partagent leurs amants. 

Pourtant, Green éprouve un dégoût de lui-même, parfois, après s’être adonné à ses désirs. Là est sa faiblesse selon lui: sa grande libido, son désir avide de jeunes corps d’hommes, qu’il tente parfois de dompter en vain. Je sais qu’il n’y est pour rien, puisque ce journal n’avait pas, à l’époque, vocation à être publié, mais enfin, lire qu’il jouit entre des fesses d’hommes de manière quasi hebdomadaire durant vingt ans peut s’avérer, à la longue, éreintant pour le lecteur parfois. 

J’ai aimé pourtant comme il détache sexualité et amour. La fidélité de corps ne lui est rien. Ils s’aiment, avec Robert, et baisent chacun, se racontant leurs expériences sans le moindre problème. Pourtant, Green, à plusieurs reprises, se sent « jaloux ». Et semble trouver des excuses à cette jalousie, prétextant par exemple que Robert vaut mieux que ses aventures, qu’il choisir des hommes qu’il juge laids par jalousie. À plusieurs reprises il écrit comme Robert est peu exigent dans ses choix, et comme ça le diminue. Et il est bien décevant que Green n’ait pas réalisé que c’était alors la jalousie qui le faisait parler. Comment se fait-il, puisque le lecteur s’en aperçoit? Toujours est-il que même en couple libéré de cette entrave qu’est la fidélité de corps, un instinct de propriété subsiste. L’amour entre lui et Robert est beau, pourtant. En ce qu’ il n’est obligé par rien: ni bien commun, ni promesses, ni contrat ni enfants. 

Julien Green indique également chaque fois qu’il s’est masturbé, ainsi que les conditions dans lesquelles il l’a fait (lieu, heure, raisons comme l’ennui ou un désir irrésistible), les fantasmes qui ont accompagné sa masturbation et également son état d’esprit après l’orgasme. Et je n’avais jamais lu quelqu’un s’appliquer ainsi à relever et analyser chaque branlette de la sorte. 

Green est pourtant honteux de ses désirs et de leurs accomplissements au moment où il recouvre la foi. Dommage. Il va même, dans des vœux pieux, lutter contre toute masturbation, et je me suis étonnée d’un tel revirement, que j’estime bien plus que décevant. 

Si ces grands désirs de chair lui offrent peu de répit, ils le laissent en paix du moins pour le travail. Les fièvres sexuelles s’effaçant au profit de fièvres d’écriture. Certains poèmes qu’il écrit son retranscrits dans son journal. Ses projets de nouvelles et romans sont plus ou moins détaillés. Il y raconte aussi ses échanges et déboires avec les éditeurs, et les états de progression de ses romans. 

Au fur et à mesure, Green devient un écrivain reconnu. Et, loin de l’inciter au relâchement, cette reconnaissance lui donne plutôt une envie de se dépasser, de « marcher sur ses propres épaules ». Il est très discipliné dans son écriture, et écrit plusieurs heures chaque matin, venant consigner dans son journal les bonnes ou mauvaises séances d’écriture, avec cette idée qui m’a plue et qui revient souvent: se méfier lorsqu’un passage nous a paru facile à écrire. Green se défie du succès, qui, pense-t-il, est dangereux car il encourage en l’artiste uniquement ce qui est facile. Et cette idée m’a paru juste. 

Tout comme celle des clichés des écrivains. Green prend l’exemple de Zola pour illustrer sa pensée. Zola, à force d’écrire, à crée ses propres clichés qu’il reproduit indéfiniment, quand un écrivain devrait toujours écrire un livre comme s’il s’agissait de son premier, c’est à dire se détacher de toutes ses facilités et repartir vierge de ce qu’il sait faire. 

Aussi, Green est si absorbé par l’écriture qu’il ne se sent vivre pleinement et tout entier présent pour lui-même que lorsqu’il écrit. Lorsqu’il se divertit, et même lorsqu’il lit, une pensée l’obsède: celle du temps perdu. Il éprouve alors une grande frustration de ne pas avoir mieux occupé son temps, c’est à dire de ne pas avoir écrit. Et c’est en cela, il me semble, que l’on reconnaît un écrivain. 

Green est un grand ennemi de l’oisiveté, du repos débilitant. Quand il n’écrit pas, il lit ou étudie. Ses livres sont une grande source de satisfaction. Et il a toujours un livre en cours. L’existence est vaine selon lui, si elle n’a pas pour vocation l’activité intellectuelle. Alors, il lit, et note dans son journal quelques commentaires sur chaque livre qu’il lit ainsi que sur les auteurs. Son rythme de lecture est assez impressionnant. Il lit tous les jours, et de nombreuses heures sans doute. 

De même, c’est à l’âge de trente-cinq ans que Green, pour lui-même, apprend l’hébreu à raison de trois heures d’étude par jour. D’ailleurs, cette étude de l’hébreu  a un intérêt pour lui comme pour son lecteur d’aujourd’hui. Green réalise à quel point les traducteurs de la bible ont fourvoyé les gens. Arrivé à un niveau de langue qui lui permet de lire la bible en version originale, Green la compare studieusement et avec une grande curiosité à plusieurs traductions et est tout à fait consterné des fantaisies et inventions de tous les traducteurs. 

Cela paraît évidemment anecdotique, mais ces heures consacrées à l’étude de et la comparaison de la bible, sans raison évidente, montrent à quel point Julien Green avait le goût de l’étude. Qui aujourd’hui apprend ainsi, avec tant d’avidité et de sérieux, passé l’âge de l’école, et sans utilité professionnelle ? 

Ce journal s’achève avec un préambule rédigé en 1992. Green ajoute alors le contenu d’un petit carnet retrouvé et rédigé en 1940. Ce préambule termine et conclut le journal en quelques sorte, qui s’arrête brusquement cette même année , à la veille d’un départ pour les États-Unis, en laissant le lecteur sur sa faim à un moment pourtant clé. Green y explique  rétrospectivement comment il a rejoint les États-Unis, et comme il a aidé son compagnon Robert de Saint Jean, menacé par les nazis pour ses prises de position, à fuir avec lui, en y mêlant ses pensées et ses observations.

Julien Green revient à Paris en 1945, et la première chose qu’il fait alors est de téléphoner à André Gide qui avait refusé de fuir, et qu’il retrouve grabataire. 

L’époque, les mœurs des artistes de la première moitié du 20eme siècle sont dépeintes. Et je n’avais pas imaginé comme la pederastie était une pratique commune chez nombre d’écrivains et d’intellectuels de l’époque. De même, le nazisme en Allemagne et toute l’avant guerre est intéressante. Green qui fréquente des allemands, écrit par exemple en août 1933: « Dans un camp de concentration, les cruautés des nazis auraient indigné le Reichswehr, à qui on a demandé de mitrailler des chemises brunes [...], il est indiscutable qu’une menace pèse sur nous ».

Ce journal, très bien écrit, montrant la personnalité sans pudeur d’un individu intelligent, est assez long à lire. J’y ai passé plus d’un mois. Mais ce temps fut aussi celui de me documenter, sur les tableaux comme je l’ai déjà évoqué mais également sur tous les individus qu’il nomme. Ce fut laborieux mais extrêmement intéressant. D’ailleurs, je suis bien frustrée d’avoir dû faire des choix, dans cette note, ne pouvant être exhaustive sur vingt années de vie. Mon commentaires aurait pu être si long qu’il aurait fallu le publier en trois ou quatre fois. 

Il est aussi intéressant de voir un homme s’élever, mûrir, affiner ses pensées au fil des années. Seule la fin est consternante, ce retour à la religion, le fait de s’en remettre à dieu... dommage, parce que cet homme s’est élevé et corrigé durant près de vingt ans avant ça. 

N’importe, le journal est de qualité. Néanmoins , il faut accepter toute l’insipidité de pensées intimes les plus banales, subir tous les petits événements quotidiens. Je connais bien Green à présent. J’ai lu vingt ans de sa vie. Je ne sais si je lirai les autres tomes du journal. Les longueurs sont un peu décourageantes, et pourtant j’aimerais savoir comment il a évolué au delà de quarante ans. 

Quant à l’édition et la mise en page, il y a quelques incohérences : les mêmes entrées à deux dates différentes, notamment. Mais c’est une faille des personnes ayant eu pour charge de trier et classer les manuscrits. C’est assez navrant mais Green n’y est pour rien. 

Toujours est-il que ce journal m’a avant tout donné envie de lire du Green. Premièrement parce que son style est impeccable, mais également parce que la description des efforts fournis pour chaque roman m’a donné l’eau à la bouche, et a attisé ma curiosité. Sa grande peine a-t-elle donné un résultat en conséquence? J’ai donc acheté deux romans, que je lirai dans un moment je pense. 

Mais déjà je me demande bien pourquoi, alors qu’on vante Gide plus ou moins (il est étudié en classe tout du moins), on a oublié Green. Du moins on ne l’enseigne pas. Je devine une partie de la réponse pourtant. Je vérifierai si j’avais vu juste. 

J’aime assez Julien Green, malgré cette bête piété à laquelle il revient. Je l’aime en ce qu’il était un individu. Green écrivait, lisait, s’instruisait pour son élévation. Ses distractions étaient tournées vers les arts majeurs, ses plaisirs étaient soit artistiques( et il en tirait plus qu’un bonheur béat puisqu’il rédigeait des notes et critiques impressionnantes sur les films, les opéras, les tableaux et sculptures qu’il voyait). Green voyageait non pas pour se vautrer sur une plage, mais de même, il décrivait les paysages et les gens observés . D’ailleurs, la façon professionnelle et artistique dont il rédige son journal montre comme il se tenait en écriture même pour lui-même et sans public. 

Et s’il occupait le reste de son temps à la lubricité, eh bien, ça en faisait un homme empli de vitalité, voilà tout.

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Commentaires
B
Je n'ai jamais caché ma fascination pour les journaux intimes authentiques et ceux un peu moins authentiques, pour les biographies et autres autobiographies.<br /> <br /> <br /> <br /> Bleck
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B
Quel article passionnant ! Merci ! Et surtout de me signaler ce journal de Green. J'ai lu ses romans, mais je ne savais pas que son journal avait été publié. Je le mettrai en suggestion d'achat à la bibliothèque car j'aimerais y aller fureter. On parle peu de cet auteur aujourd'hui.<br /> <br /> Bon week end !
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N
Un auteur sait que ce qu'il écrit pourra être publié un jour. Il n'existe aucun journal écrit sans une pensée pour des lecteurs.
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H
Très soigneux et apéritif. J'irai lire Green à la première occasion : j'y découvre un écrivain, apparemment, comme son époque n'en a guère connu - et je te remercie pour ce conseil. J'espère que ses romans ont la saveur sincère de ce journal exposé crûment : ce serait le plus grand vice d'un auteur aussi pénétrant de faire dans l'affectation au moment d'écrire. Nous verrons bien !
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